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Inde, Chine, USA, Turquie, Russie… L’Union doit trouver un équilibre dans ses relations avec le reste du monde (A. Santos Silva)

(B2 - exclusif) C'est à bonne distance que Augusto Santos Silva nous accueille à la représentation du Portugal. Dans un français chantant, le ministre des Affaires étrangères (dont le pays détient la présidence tournante de l'Union) cherche toujours le mot juste pour mener l'expression diplomatique à son extrême. Pour B2, il analyse les enjeux de la politique extérieure de l'Union

Entretien avec Augusto Santos Silva (crédit : B2/NGV)

Vous avez fait de l'Indo-Pacifique une priorité de votre présidence. Pourquoi les Européens doivent-ils s’impliquer vis-à-vis de cette région ?  

En novembre dernier, 15 pays de l’Indo-Pacifique ont signé un traité commercial représentant près d’un tiers de population mondiale et du PIB mondial (1). L'Europe peut-elle ignorer cette réalité ? Non. D'abord pour son essor démographique et économique. Ensuite, parce que nous sommes déjà engagés avec les pays de cette région. La Nouvelle Zélande et l'Australie sont de fidèles alliés de l'Europe. De même pour le Japon et la Corée. Nous avons une relation politique et économique avec la Chine, même si ce n'est pas toujours pacifique.

L'expression "Indo-Pacifique" est contestée par la Chine. Une confrontation avec ce partenaire ne vous inquiète t-elle pas ? 

Je ne suis pas pratiquant de l'école philosophique nominaliste. On peut utiliser le nom onusien de l'Asie Pacifique. Ou ce nouveau concept qui est encore en train d’être travaillé d'Indo-Pacifique. Nous avons besoin d'une stratégie pour cette région, non pas pour isoler ou combattre la Chine, mais pour avoir un équilibre géopolitique de nos relations avec les acteurs de cette région. Je sais deux choses. Premièrement, on ne peut pas ignorer cette région. Deuxièmement, dans cette région, le focus prioritaire ne peut pas être uniquement la Chine. On travaille mieux avec la Chine si on prend en considération que l’Inde existe. Et vice-versa.

Pourquoi avoir mis le focus sur l'Inde et pas sur un autre pays de la zone ? 

Au prochain sommet informel de mai 2021, nous voulons réunir les deux plus grandes démocraties du monde, l'Inde et l'Union européenne. Il faut un dialogue politique de haut niveau plus régulièrement, que ce soit pour dépasser le blocage en termes de négociations économiques, mais aussi pour travailler sur les nouveaux chantiers de coopération bilatérale : le numérique et le climat.

Le second objectif est géopolitique. Peut-on ignorer que l'Asie pacifique n’est pas seulement la Chine ou le Japon ? Peut-on ignorer que l’Inde existe ? Non. La présidente von der Leyen veut avoir une Commission géopolitique, avec la volonté de faire de l'Europe un acteur global. Peut-on être un acteur global en ignorant l’Asie ? Peut-on être un acteur global qui plaide pour le multilatéralisme et pratique l'équilibre géopolitique, porter attention à la Chine en ignorant l’Inde ? Non. Il faut un équilibre dans la manière dont Europe s'adresse aux autres régions du monde.

L'orientation semble très économique. Est-ce que des questions comme la lutte contre la piraterie dans l'océan Indien seront inclues ?   

Il s'agit de questions typiquement géopolitiques et géostratégiques. Notamment de libre circulation, libre navigation sur les mers de Chine du sud et sur l'océan Indien. Stabilité, sécurité et libre navigation sont des enjeux géostratégiques fondamentaux quand on s’adresse à nos amis asiatiques.

Le travail a commencé pour rédiger une stratégie européenne. Espérez-vous qu'elle soit adoptée sous la présidence portugaise ?   

Cela ne dépend pas seulement de moi. Les Pays-Bas, l'Allemagne et la France ont déjà des stratégies sur la région. Le service diplomatique européen (SEAE) travaille à une stratégie européenne. Nous en avons besoin aussi vite que possible. Il faut agir vite, aussi, parce que la nouvelle administration américaine a déjà souligné que l'Indo-Pacifique serait une priorité de sa politique externe. J'aimerais beaucoup qu'il y ait une coordination transatlantique sur ce sujet.  

Aussi vite que possible, c'est aussi ce qui est souhaité pour adopter des sanctions contre la Russie ? 

L'Union a une stratégie basée sur cinq principes dont le premier est que tout progrès dans la relation bilatérale dépend des progrès dans la mise en œuvre des accords de Minsk. Or, il n'y a pas eu de progrès sur ce point. Nous sommes dans une relation très froide, entre Européens et Russes.

La nouvelle administration américaine représente un changement très important que nous devons étudier en profondeur. La relation de l'administration Trump avec la Russie était ambiguë. Nous aurons plus de clarté avec l’administration Biden. Mais nous, Européens, ne pouvons pas accepter que quelqu'un qui a une activité politique d’opposition au gouvernement soit condamné et fasse l’objet de persécution par celui-ci. Nous demandons la libération de Navalny et soutenons les manifestations pacifiques.

Il est donc trop tôt pour des sanctions ? 

Ce n’est pas le timing pour approuver des sanctions, car il y a encore un travail à faire. Le Haut représentant va le faire, notamment avec sa visite en Russie [cette semaine].

Avec la Turquie aussi, allons-nous aussi devoir attendre ?

Nous avons des signes d'évolution positive de la position de la Turquie, qui s'est abstenue de poursuivre des forages dans des eaux disputées, qui a cessé des activités que nous considérons comme provocatrices dans la région, et elle s'est engagée dans des conversations exploratoires avec Grèce. Nous attendons aussi un certain développement du processus chypriote, avec une initiative de l'ONU prévue en février. Il faut réfléchir sur ces aspects. Les dirigeants européens en discuteront au sommet de mars. Nous avons un mandat du Conseil européen demandant un rapport sur les relations UE-Turquie, et que le travail sur les sanctions se poursuive au niveau technique.

Cela veut dire qu'il faut laisser de la place à la diplomatie, comme pour la Russie ? 

Il faut voir si cette évolution positive est confirmée. Dans le cas de la Russie, l'évolution est négative. Cela veut dire que la politique extérieure ne se fait pas au rythme des événements au jour le jour.

Il y a un nouvel acteur sur lequel le conseil des Affaires étrangères doit désormais porter son attention : le Royaume-Uni. L'accord sur la future relation ne contient pas de clause sur la coopération en matière de politique extérieure et de défense. Qu'en pensez-vous ?

C’était une décision britannique. Nous attendons de voir quelle sera la ligne que nos amis britanniques vont suivre. Jusqu’à maintenant, il y a eu une presque parfaite convergence internationale entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Nous votons de la même manière au conseil de sécurité et à l'assemblée générale de l'ONU. Dans les organisations internationales, cette convergence existe. Elle est indispensable à l'Europe. Car le Royaume-Uni a abandonné l'Union, mais pas l'Europe.

En tant que professeur, je parlais d’un certain mouvement de retrait anglo-saxon de l’Europe. Le Brexit et l’élection Trump ont été des signes très visibles de ce mouvement de retrait. Maintenant, il y a une nouvelle rencontre entre les États-Unis et l'Union. Ce serait une absurdité qu’au moment de ce rapprochement UE-US, l'Union et le Royaume-Uni se distancient sur la coopération internationale, sur la sécurité.

Y a-t-il une solution ?

C'est difficile de prédire. La dynamique interne britannique est si riche et intense que toutes les prévisions ont un risque d’échec… Sur la défense, nous avons un cadre de coopération très important et stable : l'OTAN. Il sera de plus en plus important. Mais il faut un cadre de coopération pour que la convergence traditionnelle entre les politiques étrangères et les rôles internationaux du Royaume-Uni et de l'Union se maintiennent. Nous voulons un canal de dialogue et d’entente effectif. On comprend qu’il y a un niveau où la relation entre Royaume-Uni et Allemagne ou France peut se faire, mais il faut un cadre institutionnel européen. Aujourd'hui, on discute du détail du statut de l'ambassadeur de l'UE à Londres. C'est pourtant un détail important.

Les Britanniques testent-ils les limites des '27' ? 

Tous les grands amours sont très complexes. Et nous avons un grand amour avec le Royaume-Uni.

Avec les Américains aussi ? 

Cet amour a vécu une parenthèse. Maintenant, nous pouvons clore cette parenthèse. Il n'est pas question de revenir à 2015, mais nous avons des intérêts communs très importants, notamment dans l’Indo-Pacifique. Le dialogue et la coopération peuvent se faire aussi en Afrique. Une nouvelle opportunité se présente. Nous avons aussi des problèmes, notamment sur le commerce et l'imposition des grandes entreprises du numérique. Nous pouvons traiter ces problèmes en tant qu’adversaires — c'est le Trump's way — ou en tant qu’amis — c’est le Biden's way. Je préfère le Biden’s way.

Y a-t-il un autre défi qui vous tient à cœur ?  

Je voudrais voir les choses de manière positive. L'Europe sait enfin qu'il ne suffit pas de se présenter comme un soft power ou une région qui veut prendre le lead en montrant l’exemple, en s'imposant comme le constructeur normatif. Cela ne suffit plus. C’est pour cela que l’on mise sur la politique étrangère de sécurité commune (PESC) et la politique de défense et sécurité (PSDC). C'est un pas en avant. Il y a une certaine faiblesse de la PSDC que nous essayons de dépasser, de combler, avec des processus comme la coopération renforcée en défense, le fonds européen de défense, ou l’effort européen pour une répartition plus équilibrée au sein de l’OTAN. Nous devons être positifs.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde et Leonor Hubaut)

Entretien réalisé en face à face, en français, jeudi 26.01, à Bruxelles, dans toutes les règles de précaution sanitaire

(1) Les 10 pays de l’ASEAN et la Corée du sud, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et la Chine.

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