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[Entretien] Guerre en Ukraine. Comment les Européens sont passés du soft au hard ? Comment se déroule la coordination de livraison des équipements (H. Bléjean)

(B2 — exclusif) À la faveur de la guerre en Ukraine, la coopération de défense européenne se met en oeuvre à l'échelle du continent. Contre toute attente, l’Union sort de son soft power et s’impose comme le leader pour aider son amie l’Ukraine.

L’amiral Hervé Bléjean, directeur de l’état-major de l’Union européenne, revient pour B2 sur une décision inédite : la mobilisation de 500 millions € des 27 pour apporter une aide militaire à l’Ukraine, dans le cadre de la Facilité européenne de paix. Comme la mise en place d'une clearing house cell, pour coordonner entre Européens les livraisons d'équipements militaires à l'Ukraine.

L'accord sur la facilité pour la paix

Comment cet accord a été trouvé ?

— Dès le jeudi [24 février, jour de l’attaque russe, NDLR], nous avons à l’état-major de l’UE (EUMS) préparé une analyse militaire. Nous avons listé pour le Haut représentant de l'UE [Josep Borell] ce dont l’Ukraine avait besoin pour s’opposer aux Russes. Le conseiller militaire de la délégation de l’UE à Kiev (2), en contact avec l'état major général ukrainien, a fourni une liste de leurs besoins prioritaires : des équipements individuels, des vestes — bien labellisées au standards de l’OTAN — du soutien médical… puis des armes, des armes, des armes… et surtout tout ce qui concerne la défense aérienne. 80% de leur aviation a été détruit en quelques heures !

Ces 500 millions qui ont été actés, c'était la proposition de départ ou il y a eu négociation ?

— Nous avons proposé 500 millions € aux États membres. La proposition a été acceptée. En 30 heures. Du jamais vu. L’équilibre — 450 millions pour le létal et 50 millions pour non-létal — s’est construit en fait en fonction des besoins listés par l’Ukraine. Il n'y a eu que trois absentions, mais des absentions constructives. Trois pays ne contribueront pas au matériel létal, mais au matériel non-létal [les pays neutres : Irlande, Autriche, Malte, NDLR]. Il y a eu débat, mais tout le monde a été solidaire. C’est un mécanisme de solidarité.

Mais 500 millions c'est le budget dévolu à un an de la Facilité, on augmente le budget alors ?

— Nous ne touchons pas au plafond défini dans l'enveloppe multi-annuelle. Nous l'étalons simplement sur toute la durée de la Facilité. Ce qui permet de ne pas obérer le fonctionnement des opérations ou des autres mesures d'assistance.

La coordination de l'aide

Comment est venu l’idée de coordonner les offres et besoins des Européens et Ukrainiens ?

— Des États membres individuellement commençaient à fournir des équipements selon leurs stocks. Mais cela ne correspondait pas forcément aux besoins. Il fallait installer une clearing house cell pour confronter l’offre et la demande et avoir de la cohérence.

Comment vous organisez-vous concrètement ?

— Tous les jours, nous recevons la liste officielle des besoins actualisés des Ukrainiens, tenons une réunion quotidienne en présentiel avec tous les États membres et les partenaires — États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande. Et peut être bientôt la Corée du Sud et la Norvège. Nous leur livrons la liste, les offres, la comparaison, l’analyse des priorités et une analyse militaire de l’évolution de la situation. Les États couvrent ensuite individuellement les besoins. L’attaché militaire ukrainien à Bruxelles et son homologue de l’UE (désormais en Pologne) vérifient la liste et valident. Ces derniers jours, les listes commencent à se ressembler. Les ajustements sont moins dynamiques. Et nous pourrons peut-être ne plus avoir besoin de faire un point tous les jours.

On parle aussi des avions de combat, comme mentionnés par le Haut représentant ?

— L’Ukraine en a fait la demande. Il faudrait des avions avec lesquels les pilotes ukrainiens soient familiers [NB : donc de fabrication russe]. Mais il appartient aux États de répondre à cette demande. Pour l’instant, il n’y a pas eu de réponse.

Quel pourcentage de la demande est déjà rempli ?

— Je ne sais pas. Mais des livraisons ont déjà été effectuées, le flux est quotidien. Les Polonais sont très bien organisés. Une brigade logistique britannique est aussi partie prenante.

... des Britanniques ?

— Eh oui. C’est en fait la première coopération en matière de défense et sécurité entre l’UE et le Royaume-Uni depuis le Brexit.

Des pays tiers participent donc à l’effort ?

— Oui, les États-Unis notamment nous ont demandé de participer au partage d’informations, pour savoir si tel ou tel segment est déjà couvert par exemple. D’autres pays passent par la Facilité européenne pour la paix parce que leur Constitution les empêche de fournir du létal. Alors ils font un chèque. Tous les pays partenaires identifient en fait l’Union comme le bon vecteur pour cela.

L’Union européenne plutôt que l’OTAN ? C'est bizarre pour du transit militaire ?

— Je crois que c’est une décision interne à l’OTAN, de ne pas montrer l’Alliance comme partie prenante, comme s’impliquant dans le conflit, avec toute la symbolique qu’il y a derrière. Le mécanisme européen a été mis en place en premier. Les partenaires se sont greffés dessus. Mais, il faut rappeler : ce n’est pas l’Union européenne qui livre des armes, ce sont les États membres.

Comment se déroule l'acheminement interne dans l’Union européenne ?

— Sans difficulté. C’est d'ailleurs un test intéressant pour la mobilité militaire. Nous recueillons les éléments de manœuvre logistique, et avons au sein de la cellule une bourse d’échange entre la demande et l'offre de moyens. Un État membre peut demander de la place dans un avion cargo, un autre annoncer de la place. Nous faisons le lien. On les incite aussi à contacter le commandement européen de l’aviation de transport (EATC), qui a l’habitude de gérer ce genre d'échanges.

Ensuite, comment ce matériel passe en Ukraine ?

— Vous comprendrez bien que je ne dirais rien. Il ne faut pas mettre en danger la filière d'équipement. D'autant que les Russes ont dit que toute personne qui transporte une aide militaire sur le territoire ukrainien sera considérée comme une cible.

La Pologne sert de plateforme logistique ?

— La Pologne a offert d’être la plateforme, comme l'a dit le Haut représentant en effet. Mais d’autres États membres le sont aussi. Le principe est de rassembler et de distribuer le matériel, sans attirer le regard. Donc il ne faut pas tout concentrer sur un endroit unique, ou un point de passage de frontière unique.

Quels équipements livrez-vous ?

— Là aussi, je ne dirai rien. Il faut protéger l’information. Il y a eu un peu d'enthousiasme déclaratoire au début. Chacun disant ce qu'il livrait. Mais il faut s’entourer de la plus grande discrétion, sur la nature ou la façon dont les équipements atteignent ceux qui les utilisent. C’est un renseignement précieux. Si l’on dévoile les besoins, cela révèle un schéma opérationnel, tactique et renseigne l’envahisseur sur les lacunes, lui permettant d’ajuster les tactiques.

Combien de temps faut-il pour acheminer les équipements en Ukraine ?

— On essaie d'aller au plus vite. C'est la journée que nous avons comme ordre de grandeur. Le temps est notre ennemi.

Comment vous assurez-vous que les équipements arrivent dans les bonnes mains ?

— Des personnes viennent les chercher. Il ne s’agit pas de simplement les déposer de l’autre côté du poste frontière. Il y a des mécanismes de vérifications sur lesquels je n’ai pas de détails. Cela reste de la responsabilité des États membres.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde & Aurélie Pugnet)

Interview réalisée jeudi 3 mars, en français, en face-à-face dans des locaux européens à Bruxelles.

  1. Lire : Les Russes jusqu’à Marioupol, Odessa, ou la rive gauche du Dniepr et Kiev ?
  2. Rapatrié d'abord en Moldavie puis en Pologne.

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