[Entretien] La guerre transforme tout. Les Européens doivent repenser leur politique étrangère (Andrii Ozadchuk)
(B2) L'homme est dynamique, vice-président de la commission chargée de l'application de la loi à la Rada. Il ne manie pas la langue de bois. Pour lui, l'Europe est trop lente, trop faible, trop hésitante face à la Russie. La guerre en Ukraine le montre. Il faut changer le régime russe. Sinon il n'y aura jamais de paix possible.

- Andrii Ozadchuk est membre du parti Holos (Voix ou Vote), parti pro-européen et libéral, apparu sur la scène politique en 2019 (5,8% des voix). Il est situé dans l'opposition et dispose de 20 sièges sur les 450 de la Rada, le parlement ukrainien.
- Nous nous rencontrons à la terrasse d'un café dans le centre de Kiev. L'homme courtois, rompu à la communication, et aux contacts, attaque bille en tête.
Comment voyez-vous l'attitude européenne ?
— L'Occident a aujourd'hui une vie confortable, un modus operandi pacifique qui peut difficilement saisir la séquence des évènements. Votre modèle européen est avant tout destiné à satisfaire les demandes des citoyens quant à leur mode de vie. Il a hissé au plus haut niveau ces compétences. Vos leaders sont davantage des gestionnaires locaux que des hommes d'États. La guerre nouvelle montre une autre réalité. L'Ouest a largement sous-estimé la mentalité russe.
Une sous-estimation dites-vous ?
— Depuis 1991 [et la chute de l'URSS], les dirigeants sont restés comme aveuglés. Depuis 20 ans, on assiste à la croissance d'un régime fasciste, qui tue ses opposants, agresse ses voisins, utilise des méthodes brutales, fait de la propagande. Ce n'est pas nouveau en soi. Mais les Européens n'ont pas vu cette évolution. Ou du moins ils ont fait semblant de ne pas la voir. En fait, l'empire soviétique n'a pas sombré en 1991. Il est toujours aux mains des siloviki, le KGB hier, le FSB aujourd'hui. La philosophie, la vision, est restée la même. En cela, la politique étrangère européenne n'a pas été bien calée, bien réfléchie par rapport à cet état de fait.
Les Européens ont été trop tolérants vis-à-vis de la Russie ?
— Il y a eu la Tchétchénie avec Grozni, l'occupation de la Géorgie, celle de la Moldavie, car [l'Ossétie du Sud, l'Abkhazie, la Transnistrie] ce sont des occupations. À chaque fois, les Européens ont-ils réagi de façon adéquate ? Cette tolérance a conduit la Russie à se croire tout permis.
Les positions d'un président français ou d'un chancelier allemand ne sont donc pas les bonnes ?
— Emmanuel Macron est un homme très bien, intelligent. Mais, honnêtement, par rapport à la crise actuelle, c'est un petit calibre. Il n'arrive pas à saisir l'ampleur des défis. Il est en fait sur la même ligne que le chancelier allemand Olaf Scholz et [la plupart] des autres leaders européens.
Qu'est ce qui va changer avec cette guerre ?
— On ne reviendra pas en arrière, au business as usual. C'est cela que les Européens doivent comprendre. La question d'un cessez-le-feu, ou « des territoires disputés » comme vous le dites, n'est pas entendable ici. Il ne faut pas seulement dire : "nous soutenons l'Ukraine, nous donnons de l'argent et des armes". Non. L'Europe ne peut plus rester dans la même position vis-à-vis de la Russie. Il faut changer de logiciel, de mode de pensée. La conciliation et le compromis ne sont plus possibles.
Vous dites que les Européens sont trop lents dans leurs actions ?
— Prendre son temps est bien en temps de paix. Mais ce n'est pas le temps de la guerre. Le drame de l'Europe est de ne plus savoir ce qu'est une vraie crise, une vraie guerre, comme à Mariupol. Et de mettre toujours autant de temps pour se décider. Tout les sujets sont mis au même niveau : le prix de l'énergie, le confort de la vie de tous les jours... et la vie tout court.
Le temps des atrocités et de la reconstruction
Selon vous, les atrocités autour de Kiev sont-elles dues à des militaires en mal de discipline ou à autre chose ?
— Toutes les atrocités ne sont pas dues à des dérapages individuels. Ces attaques dirigées contre les civils ont été voulues, organisées, coordonnées. L'ordre est venu du commandement, au plus haut niveau. Et ce n'était pas seulement de prendre Kiev, mais de tuer ses habitants, maison par maison, district par district. Les Russes avaient des listes, préparées par les services (de renseignement), de personnes à arrêter : des politiques, des gens de la société civile, des élus locaux... pour les exécuter. Ce n'est pas un hasard. Il y a avait une volonté d'élimination.
C'est pour cela qu'il faut établir un tribunal international ?
— Il ne faut pas sanctionner seulement les personnes qui ont commis ces actes, mais aussi les responsables. Il faut transcrire le principe 'Never Again' dans la réalité. Il faut un tribunal international exactement comme à Nuremberg, pour juger non pas seulement les personnes, mais le régime, comme on l'a fait avec les Nazis.
Et pour reconstruire l'Ukraine ?
— C'est aux Russes de payer chaque cent des dommages causés. Il ne faut pas leur demander leur avis. Il faut saisir tous les avoirs gelés et les utiliser pour la reconstruction. Il faut que toutes les compagnies qui continuent d'acheter du pétrole ou du gaz russes versent leur part dans un fonds de compensation pour chaque euro versé aux Russes. Je ne veux pas que ce soient les contribuables européens ou ukrainiens qui paient.
À vous écouter, on se dit qu'il y un avant et un après guerre ?
— Il est illusoire en effet de croire qu'on peut revenir à une situation de coexistence pacifique. L'Union européenne doit totalement réévaluer sa politique russe. C'est une question de paix pour le continent, une question existentielle pour l'Europe. Le problème n'est pas en Ukraine aujourd'hui. Il est au Kremlin. La question n'est pas seulement de libérer l'Ukraine et de gagner la guerre. La seule solution passera par un changement de régime russe. Sinon il n'y aura pas de paix.
Il n'y a donc pas un problème Poutine uniquement ?
— Ce n'est pas une question de personne. [Vladimir] Poutine, comme dans le temps de l'Union soviétique, n'est que le représentant d'un système. C'est une question de régime. Ne pas respecter les règles est dans l'ADN de ce régime russe aujourd'hui. Ils ont abaissé les règles de la démocratie et du droit international durant des années. Il faut donc dessiner un nouveau modèle international qui redéfinisse clairement les règles de sécurité et mondiales.
La Russie reste cependant importante, puissante ?
— C'est votre problème. Les États occidentaux sont rongés par le complexe de la peur. Or, il ne faut pas avoir peur. L'armée russe n'est pas aussi forte qu'on le pensait. Elle est surtout corrompue et criminelle. Cette corruption a d'ailleurs permis à nombre d'Ukrainiens de garder la vie en corrompant des soldats. Et la propagande russe a été, en fait, notre meilleure alliée. Quand ils sont arrivés sur le terrain, les soldats russes ont bien vu qu'il n'y avait ni nazis ni ennemis en face d'eux.
Que diriez-vous aux dirigeants européens, s'ils étaient face à vous ?
— N'ayez pas peur. Changez votre logiciel de pensée du monde. Ne revenez pas à la situation ex ante. Changez, évoluez, revoyez totalement le modèle, et votre façon de voir le monde... et la Russie.
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
Entretien réalisé en vis-à-vis en anglais, mercredi (25 mai).