[Entretien] La mission EUAM se redéploie à Kiev et en Ukraine. Priorité aux crimes de guerre (Fredrik Wesslau)
(B2 à Kiev) Après une évacuation forcée, la mission européenne se redéploie peu à peu en Ukraine. La guerre change les priorités : soutien au bureau du procureur pour les enquêtes sur les crimes de guerre, présence aux frontières... Entretien avec le numéro deux de la mission à Kiev, Fredrik Wesslau.

- Le mandat de la mission de conseil aux forces de sécurité intérieure de l'Ukraine a été adopté en urgence pour incorporer deux nouvelles actions : crimes de guerre et frontières (lire : La mission EUAM Ukraine élargit son action de conseil et formation aux crimes de guerre).
- Une vingtaine d'experts sont arrivés dans les derniers jours. La mission devrait de nouveau bénéficier d'une centaine de personnes (opérationnels et soutien de la mission). Un plan de redéploiement a été fixé, pour atteindre l'effectif de départ (350 personnes, dont 200 experts internationaux).
La priorité numéro Un : investiguer sur les crimes commis par les Russes
800 procureurs dédiés à la poursuite des crimes de guerre
La grosse priorité du moment, pour les Ukrainiens, ce sont les crimes internationaux : « crimes de guerre, crimes contre le droit international humanitaire ou génocide ». Le département d'investigation de la police ukrainienne est aujourd'hui « entièrement dédié aux crimes de guerre ». C'est « devenu la priorité numéro Un. » Et, du côté de l'appareil judiciaire, c'est pareil. « 800 procureurs sont dédiés à cette tâche. » Près de 13.000 dossiers ont déjà été ouverts par le procureur général d'Ukraine pour des faits commis à Mariupol, ou autour de Kiev (Boucha, Irpin, etc.), mais aussi ailleurs (oblasts de Chernihiv, Mykolaïv...). D'autres pourraient suivre. « Au fur et à mesure que des territoires sont libérés », ou que la guerre continue, « il y aura davantage de preuves et de dossiers à ouvrir ». Le travail s'engage donc sur le « long terme ».
Une coopération avec le procureur
Pour les partenaires, et notamment EUAM, c'est donc aussi devenu la priorité. « Nous avons une longue tradition de coopération » avec le bureau du procureur, explique Fredrik Wesslau. La mission a reçu « une demande formelle » du procureur pour soutenir son travail. Elle va aussi « continuer le rôle de conseil, de soutien, auprès du procureur, du bureau du procureur (PPO), et du bureau du procureur des oblasts. » D'ores-et-déjà, une petite formation a démarré il y a quelques semaines pour les enquêteurs sur l'open source intelligence (OSINT).
Des conseillers embarqués à l'intérieur de l'équipe du Procureur
Ce travail va s'accélérer avec l'arrivée d'une douzaine d'experts, avec une « expérience sur les crimes de guerre dans les Balkans, en Afrique ou ailleurs ». Quelques-uns seront « insérés au sein des équipes du procureur ». Ils n'auront « pas de mandat exécutif », ne pourront donc pas mener d'enquêtes directement sur le terrain (cf. encadré), mais ils auront une mission de «conseil à l'intérieur ». D'autres personnels sont en cours de recrutement. La mission vient de lancer un appel pour constituer des équipes de réponse civile (Civilian Response Team), avec 13 spécialistes (procureurs, enquêteurs, conseillers genre, conseillers militaires, experts de l'open source intelligence). Un autre appel va être lancé. Au total, il y aura entre 40 à 50 personnes travaillant sur les crimes de guerre (conseillers, experts, etc.).
Adapter la législation
Le travail de conseil au niveau stratégique va continuer. La législation ukrainienne, — le code criminel en particulier —, « doit être adaptée » pour renforcer la coopération avec la Cour pénale internationale (1), notamment « pour insérer la notion de crimes contre l'humanité et de crimes de génocide ». Notion qui n'y figure pas actuellement (seuls sont incriminés les crimes de guerre). Un travail effectué avec l'aide des Américains et de l'Union européenne. Ce projet doit être adopté par la Rada, le parlement ukrainien.
Une mission en soutien des demandes ukrainiennes
Le conseil à la législation et le soutien aux équipements, classique tâche de cette mission, va continuer.
Le soutien aux frontières
Le soutien aux frontières, initié très vite en Moldavie, va continuer. Environ 40 personnes y sont consacrées, réparties dans « douze points frontières entre l'Ukraine et la Pologne, la Roumanie ou la Slovaquie ». L'objectif au départ était de faciliter le transit des réfugiés, maintenant il s'agit « davantage de l'aide humanitaire, mais aussi de pouvoir donner des conseils pour la gestion des points frontières ».
Le passage du fret alimentaire en priorité
L'enjeu aujourd'hui pour les Européens, c'est de contribuer à la mise en place des Solidarity lines, ces lignes spéciales dédiées aux frontières pour permettre l'export de céréales ukrainiennes, comme l'avaient agréé les présidents polonais et ukrainiens. EUAM est ainsi en position de « conseil sur le concept. Nous avons des experts pour trouver des solutions. »
La loi sur le SBU va devoir être révisée
Autre loi qui va sans doute devoir être révisée : celle en préparation sur le SBU, le service de renseignement intérieur. Elle était en bonne voie, avant que la guerre arrive. Mais « le cours de la guerre a changé le contexte. Il faudra peut-être revoir le texte », reconnait Fredrik Wesslau. Mais il y a une bonne base : la loi générale sur le renseignement. Une « des plus grosses et fortes réformes » de la présidence de Volodymyr Zelensky. « Le président s'est vraiment engagé dans cette réforme ». Adoptée en 2020, au terme de deux ans de discussions, marquées par nombre de débats et « de multiples oppositions », elle a permis de moderniser le cadre législatif et reflète en bonne partie les conseils prodigués par EUAM.
Soutenir les besoins en équipements
Là aussi, les besoins « sont importants et il faut aller vite ». Les Ukrainiens ont demandé des équipements spécifiques : « produits chimiques pour l'identification ADN, matériel de police scientifique, équipements de protection (gilets pare-balles) ». EUAM Ukraine va ainsi « dédier une partie de son budget projets » à la fourniture de ces équipements avec, en complément, le budget police de la Commission européenne et des États membres.
Des équipements pour le SBU et de l'analyse satellitaire
Durant la guerre, EUAM a aussi fourni quelques équipements au SBU. Assez limités au final, mais correspondant aux demandes, tels des « kits de premier secours ». « Nous avions différents projets d'équipements que nous avons dû arrêter pour se concentrer sur les mesures d'urgence : rations alimentaires, kits de premier secours et équipements de communications (radios...) ». L'Ukraine devrait aussi pouvoir accéder aux analyses du centre satellitaire de l'UE (SatCEn). Une demande de Kiev à laquelle a accédé le Haut représentant.
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Siège d'EUAM Ukraine (© NGV / B2)
Se réengager avec les Ukrainiens
Reconstruire les postes de police
Dès son effectif complété, la mission devrait « se réengager » avec les ministères, pour « définir leurs besoins ». Le ministère de l'Intérieur est intéressé pour « reconstruire de façon moderne les quelques 250 postes de police détruits aujourd'hui ». La volonté du gouvernement est de reconstruire les bâtiments sur les nouvelles normes modernes (Article à suivre : La reconstruction, l'autre priorité de l'Ukraine). Le déminage est aussi « une grosse demande ukrainienne ».
La corruption laissée un peu de côté
La lutte contre la corruption, un des focus principaux de la mission, reste « une priorité au plan horizontal » et pour les Européens (2). L'Ukraine a établi une nouvelle agence pour la sécurité économique, chargée de réprimer tous les crimes à vocation économique (dont la corruption). Une agence dont EUAM « a soutenu l'établissement ». « Nous avons aidé à conceptualiser la nouvelle agence, faciliter le recrutement, la formation, l'équipement », détaille Fredrik Wesslau (3). Les tâches plus classiques de lutte contre la criminalité sont, elles aussi, passées au second plan. « La criminalité habituelle a diminué de façon importante », justifie-t-il.
Réouverture des bureaux en région
La réouverture des bureaux de la mission en région va commencer. Pour Lviv, à l'ouest de l'Ukraine c'est déjà acquis puisque c'était le point de repliement de la mission dans un premier temps. Pour Odessa, cela pourrait être possible, mais « cela dépend des questions de sécurité ». Pour Kharkiv, « tout dépend » de la stabilisation et de la sécurisation de la zone. Pour Mariupol, c'est en revanche exclu en l'état : EUAM « ne peut pas revenir sous occupation russe ».
Une nouvelle dynamique ?
Tout le reste viendra ensuite. La mission EUAM Ukraine devra s'adapter à la situation. « Il faut aussi voir comment les personnels de nos partenaires (l'université de police notamment) se redéploient. » Mais du côté ukrainien, une vraie dynamique est engagée : « On sent une grosse volonté de s'en sortir. On pourrait avoir le même 'push' qu'après la révolution de Maidan en 2014. »
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde, à Kiev)
Une équipe de la CPI déjà sur zone
Sur le terrain, une équipe de 40 experts de la Cour pénale internationale (CPI) est déjà sur zone, dont des experts provenant de sept États membres. Le tout coordonné à Bruxelles au sein de l'IPCR (le dispositif de l'UE pour la réaction dans les situations de crise). Certains États membres ont décidé d'envoyer des équipes de police scientifique en renfort. Deux équipes sont arrivées fin avril : des experts de police scientifique, des anthropologistes slovaques, et des spécialistes de l'identification de la gendarmerie française comme des experts balistiques toujours présents (Article à suivre : Avec les gendarmes français à Chernihiv). Un groupe de travail a été constitué avec des experts européens, américains et britanniques (deux experts côté UE).
Entretien réalisé mardi (24 mai) en vis-à-vis, en anglais, dans les locaux d'EUAM Ukraine
- L'Ukraine n'est pas signataire de l'accord sur la Cour pénale internationale mais en a reconnu la compétence de façon ad hoc.
- Même si elle est passée au second plan du côté ukrainien (lire : Reconstruire, l’autre priorité de l’Ukraine (Oleh Ustenko)
- Lire aussi la critique de la Cour des comptes européenne (lire : En Ukraine, la corruption est rampante et l’action européenne faible. EUAM Ukraine mise en cause).
Lire aussi notre reportage de 2014 : Au siège de EUAM Ukraine, dans le casino… en attendant mieux