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[Réflexion] Les insuffisances de la Commission européenne sur la Défense. En retard d’une guerre ?

(B2) Au-delà de la satisfaction apparente, on peut avoir quelques doutes sur les dernières propositions de la Commission européenne pour relancer les investissements dans la défense. Sont-elles suffisamment ambitieuses ? Sont-elles adaptées à la crise actuelle ?

Une communication très incomplète

Certes on peut se réjouir de l'avancée « révolutionnaire » que propose la Commission européenne en mettant en place tout d'abord une task-force d'achat en commun puis en débloquant des financements grâce au budget européen pour inciter à l'achat en commun (lire : Le plan européen pour l’industrie de la défense : 500 millions et une centrale d’achats). Mais le flou qui entoure ces propositions, la lenteur de leur mise en place au regard de l'évolution actuelle et l'absence de questionnement sur l'environnement stratégique reste problématique.

Le petit bout de la lorgnette institutionnelle

On reste aussi sceptique sur la volonté de régler uniquement la question de la défense européenne par le petit bout de la lorgnette industrielle. La tentation permanente de l'exécutif européen de présenter une solution (« sa » solution), avant d'avoir tiré toutes les leçons du constat objectif (les lacunes) a souvent permis d'aller de l'avant en matière communautaire. Mais est-elle vraiment adaptée dans un domaine, la défense, où l'outil est avant au service d'une stratégie et d'une politique et non le contraire (1).

Une proposition qui arrive après la bataille

Première remarque, on est pour l'instant sur une idée assez vague finalement. Aucune règle n'a pour l'instant été présentée. Et il faudra attendre encore de longues semaines avant d'avoir une proposition formelle sur la table pour le fonds de 500 millions. « Pas avant l'automne » nous dit-on. Ce qui est long. Ensuite, il faudra que cette proposition soit avalisée par le législateur européen dans ses deux branches (Conseil et Parlement européen). Autrement dit, il ne faut rien attendre avant début 2023. Au plus tôt. Autant dire que ce fonds a plutôt pour raison d'être de venir compléter le fonds européen de défense sans son volet acquisitions, que de répondre à la crise des lacunes à court terme.

Les principaux achats déjà engagés ou en cours de l'être

À ce moment-là, la plupart des pays européens auront déjà décidé et engagé un mouvement d'achat pour recompléter leurs stocks. Et il y a de grandes chances qu'ils achètent en grande partie made in US : question de disponibilité, d'interopérabilité et de garantie de sécurité. Autrement dit, cette proposition est intéressante. Mais elle va arriver une fois que la première bataille aura été livrée. Dans un temps accéléré, prendre trois mois à rédiger une proposition est pour le moins étonnant.

Des silences attendus

Cette proposition promet aussi d'être incomplète. Il n'est pas sûr à l'arrivée qu'elle aboutisse nettement à une préférence européenne pour les achats. Difficile en effet de discriminer les achats faits à des filiales de groupes américains, turcs ou israéliens installés sur le sol européen ou des fabrications sous licence faites par des entreprises européennes.

De sérieux manques

On ne trouve rien sur un mécanisme identique au FMS américain (dispositif de garantie d'achats publics des capacités). Rien également sur la question très délicate des règles d'exportation ou de revente pour les capacités fabriquées ou achetées en commun. Rien sur les questions opérationnelles également et des sérieuses lacunes récurrentes dont souffrent les organes de commandement européen, en termes technologiques et personnels (2).

Un certain manque d'imagination

On peut être frappé aussi par le manque d'idées de cette communication. Ce que demandait le Conseil européen surtout à la Commission européenne, c'était de fournir une boîte à idées, avec toutes les pistes possibles pour relancer la défense européenne. On se trouve ici surtout face à une idée finalement assez classique. C'est-à-dire acheter en commun avec une incitation financière, une carotte, qui prendra deux formes : une subvention et une exonération de TVA.

Penser out the box, le défaut du logiciel européen

La Commission européenne n'arrive pas à pousser sa réflexion au-delà de son champ habituel. Elle a bien du mal par exemple à repenser son logiciel de réflexion. La guerre totale menée par la Russie en Ukraine montre en fait que les principes de base de l'exécutif européen — rationaliser, coordonner, ne pas doublonner, etc. — ne sont peut-être pas ceux qui font gagner la bataille. L'Europe ne souffre pas aujourd'hui d'un manque de stratégie, de plans ou de concepts. Elle souffre peut-être d'un trop-plein de ces plans, aussi inutiles et vains que les plans quinquennaux de l'ex-Union soviétique.

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. La volonté permanente de tenter de s'arroger des compétences complémentaires suscite souvent au niveau européen acrimonies et remises au point (lire : Le rappel à l’ordre du Conseil européen : la politique de défense est définie par les États).
  2. Dans la nouvelle architecture du traité de Lisbonne, où le Haut représentant de l'UE a cette compétence et coproduit cette communication, où la Commission von der Leyen affiche une volonté de « vision géopolitique », on attendrait que l'exécutif européen « pousse les murs ». Au moins un peu.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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