[Entretien] Chișinău appelle les 27 à s’impliquer davantage pour prévenir les trafics d’armes entre l’Ukraine et la Moldavie (Ana Revenco)
(B2) La Moldavie fait office de tampon entre la guerre en Ukraine et l'Union européenne. Avec la guerre, elle voit la menace de la criminalité transfrontalière se disperser chez elle, et devenir un risque pour tout le continent. Entretien avec Ana Revenco, ministre des Affaires intérieures, en visite à Bruxelles pour aborder ce problème avec les institutions européennes.
Comment se présente la situation de la sécurité intérieure en Moldavie ?
— Il y a eu une série d'incidents au printemps et au début de l'été. Il s'agissait de tentatives pour accroître l'anxiété de la population, pour déstabiliser non seulement la Transnistrie, mais aussi l'ensemble du pays, pour alimenter la méfiance à l'égard des décisions des autorités centrales de Chisinau, la capitale.
La région de la Transnitrie, qui échappe au contrôle de Chisinau, est-elle le point de mire ?
— Depuis 30 ans, nous avons des troupes russes sur le territoire. Un grand dépôt de munitions est toujours présent à Cobasna en Transnitrie. C'est une menace réelle et il nous préoccupe ; il n'y a pas de mécanisme actuellement pour contrôler ce qu'il en advient. En même temps, depuis le début de la guerre, nous répétons le même message : la Moldavie est neutre. Cela n'exclut pas d'avoir un système de défense fort, une sécurité intérieure forte et résiliente, prêt à faire face aux menaces pour la paix et la sécurité dans le pays.
La guerre en Ukraine a-t-elle créé des nouvelles menaces sécuritaires pour la Moldavie ?
— Au cours des huit derniers mois, la Moldavie a été confrontée à une complexité de menaces pour la sécurité telle que nous n'en avons jamais connue depuis notre indépendance. Depuis le 24 février, il y a eu une crise humanitaire, nous devions assurer la sécurité des Ukrainiens. (1) Ensuite, il y a eu des brèches dans les chaînes logistiques et des risques d'impact dramatique sur l'approvisionnement alimentaire au niveau mondial. À ce moment là, nos frontières ont été soumises à une pression énorme car c'était la voie [privilégiée]. La crise énergétique risque d'apporter un autre niveau de menace — nos plans d'urgence ne pourront faire face aux risques que pendant une très courte période. S'ajoutent des inquiétudes liées à la criminalité organisée, la criminalité transfrontalière.
Quelles sont ces inquiétudes en matière de criminalité transfrontalière ?
— Il s'agit des risques, inhérents malheureusement, à toute guerre ou conflit armé. C'est-à-dire le trafic d'armes et de munitions, de stupéfiants, d'êtres humains. Nous avons déjà vu des tentatives de délocalisation de laboratoires ukrainiens produisant des drogues synthétiques le long des frontières. Ainsi que d'autres activités connexes comme de la contrefaçon de documents d'identité, la contrebande de produits de luxe, le mouvement de grosses sommes d'argent, qui peuvent alimenter la corruption. Nous savons comment la corruption peut changer radicalement le cours démocratique d'un pays ! Par ailleurs, les flux migratoires peuvent également entraîner des menaces supplémentaires pour la sécurité, en raison du profil de ceux qui fuient la Russie. Ce type de menaces locales peut réellement influencer et impacter la sécurité de toute l'Europe.
Vous avez créé un Centre de soutien pour la sécurité intérieure et la gestion des frontières en juillet (2) en partenariat avec les États membres, les agences européennes et la Commission. Quelles sont les priorités ?
— La plus grande préoccupation et menace est le trafic d'armes et de munitions. Ensuite, le trafic de drogues, le trafic d'êtres humains, la contrebande, mais aussi l'extrémisme et le terrorisme. Mais tout est lié, et crée des menaces inter-sectorielles.
La priorité mise sur le trafic d'armes, a-t-elle été identifiée par prévention ?
— Les conflits militaires sur le continent européen nous ont suffisamment bien appris comment ils peuvent influencer la sécurité en Europe. Même 30 ans après la guerre [en ex-Yougoslavie], chaque année, des milliers d'armes et de munitions de l'époque sont encore identifiées sur le continent ! Il est évident que ce type de menace est une réelle préoccupation qui doit être sérieusement prise en compte. Si l'on prend en compte le niveau actuel de l'armement en Ukraine...
Y a-t-il eu des incidents ?
— Nous avons déjà enregistré une augmentation significative du nombre de cas identifiés à la frontière, par exemple de [mouvement de] cartouches. Notre objectif est de ne pas permettre aux organisations criminelles de coaguler et de s'organiser sur ce trafic d'armes. C'est la vraie menace.
Comment la Moldavie fait t-elle pour suivre les armes et munitions ?
— Nous sommes en train de créer le Point focal national sur les armes et les munitions, selon le modèle et les normes de l'Union européenne. Nous travaillons à la mise en place d'un registre des armes et des munitions qui permettrait de surveiller l'ensemble du circuit, ce qui nous aidera à mieux comprendre ce qui entre et ce qui sort. Cela nous rapprochera des modèles opérationnels de suivi et d'analyse des États membres de l'Union européenne, et permettra à la Moldavie de faire partie de l' [architecture] de sécurité européenne (European security umbrella).
Vous n'avez pas le contrôle d'un tiers de votre frontière avec l'Ukraine, car la Transnitrie bloque l'accès côté moldave, mais vous avez le contrôle de ce qui sort de la Transnistrie. Alors comment contrôlez-vous les passages ?
— Nous avons consolidé nos équipes le long de la ligne administrative avec la Transnistrie. La police est formée, car sa tâche ne se limite plus à son travail en temps de paix, comme de la police de proximité, les patrouilles ou la prévention de la criminalité. Elle est désormais également responsable de la surveillance de ce type de phénomène. Nous discutons aussi avec nos collègues ukrainiens de la réactivation des patrouilles conjointes, nécessaires pour nous deux. L'équipe de Frontex, une petite centaine de personnes, nous apporte aussi une aide précieuse. (lire : Frontex bientôt en route pour la Moldavie)
Vous êtes actuellement à Bruxelles pour rencontrer différents membres de la Commission européenne (3). Trouvez-vous qu'au sein de l'UE ou parmi les États membres, il y a une compréhension de l'importance de sécuriser cette frontière entre la Moldavie et l'Ukraine ?
— C'est pour cela que le Centre de soutien pour la sécurité intérieure et la gestion des frontières a été créé, c'est le lieu privilégié d'échange. C'est une plateforme de partage d'informations, pour avoir une compréhension commune des menaces, soutenir la prise de décision opérationnelle. Pour prendre des décisions ensemble sur quand et comment intervenir, comment s'attaquer à la menace, ensemble. En raison de la complexité de menaces de criminalité transfrontalière, il faut travailler ensemble, et non en silos. Il est important aussi que nous ayons des opérations conjointes, puis, que ce que nous apprenons des opérations soit reflété dans les nouveaux plans en accord avec la situation actuelle. Une fois que nous travaillerons plus étroitement avec les États membres et que davantage participeront à la plateforme, nous pourrons [mieux] travailler ensemble.
Tous les États membres ne participent donc pas au Centre ?
— Non tous les États membres ne participent pas. Nous encourageons tout le monde à déployer des officiers, ce qui nous permettrait d'enrichir nos informations et connaissances. Être à la frontière de la guerre, sur la ligne de front, nous donne un avantage pour capturer l'information. Mais l'idée est que les opérations mises en place grâce à cet échange avec les partenaires ait un impact sur tout le monde. Il faut imaginer inclure désormais la Moldavie dans l'architecture de sécurité (security umbrella) de toute l'Union européenne, car la zone de sécurité doit être étendue jsuq la frontière avec la guerre.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
- Relire le reportage de B2 sur place : À Palanca en Moldavie, des réfugiés ukrainiens entre larmes et soulagement et En Moldavie, un peuple partagé entre fierté et inquiétude et notre interview avec le ministre des Affaires étrangères : La Moldavie n’a aucune raison de devenir une cible directe. Mais nous nous préparons (Nicu Popescu)
- La question du contrôle des armes à feu venant d'Ukraine est au cœur du nouveau dispositif de soutien de l'UE mis en place à Chisinau sur la sécurité intérieure et la gestion des frontières. (communiqué du 11.07)
- La ministre, à Bruxelles pour trois jours, a rencontré, notamment : les commissaires Ylva Johansson (Affaires intérieures), Margaritis Schinas (Vice-président, Protection du mode de vie européen), Janez Lenarcic (Gestion de crises), Oliver Varhelyi (Elargissement), Ms. Diane Schmitt (coordinateur anti-trafic), Mr. Ilkka Salmi (coordinateur anti-terrorisme), Francisco Fontan (Managing Director du Centre de réponse au crises du SEAE), Joanneke Balfoort (Directrice de la politique de sécurité et défense au SEAE), Delphine Pronk (présidente du COPS).
Entretien réalisé mercredi (28 septembre) en personne, en anglais, entre les murs d’un hôtel bruxellois.