B2 Pro Le quotidien de l'Europe géopolitique

Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

'OuvertDéfense UE (doctrine)Doctrine Politique UE

[Verbatim] Attention Danger ! L’Europe vit encore au temps de l’innocence (Nathalie Loiseau)

Nathalie Loiseau dans le grand amphithéâtre des rencontres stratégiques de la Méditerranée (© NGV / B2)

(B2) Devant un public choisi de militaires, chercheurs, experts en géopolitique, étudiants, Nathalie Loiseau (Horizons/Renew), a livré un appel vibrant aux Européens à prendre conscience de leurs atouts — démocratie, prospérité, paix —, des atouts qui méritent d'être défendus.

La présidente de la sous-commission Sécurité et défense du Parlement européen a donné une vraie leçon géopolitique, sans concession, avec le franc-parler, mais aussi la conviction européenne qui la caractérise. En faisant mouche à en juger par la réaction des auditeurs après la séance.

L'erreur du dividende de la paix et des yeux fermés

En 1989, le mur de Berlin tombait. « Nous avons cru avoir gagné alors que nous n'avions pas livré combat. Nous avons baissé les dépenses de défense. Nous nous sommes assoupis » dénonce Nathalie Loiseau.

Des aveuglements en cascade

Dans la foulée de la chute du Mur vint l'éclatement de la Yougoslavie : « 'Si la Yougoslavie devait éclater ce serait de rire', me lâchait un diplomate », poursuit l'eurodéputée ; - la décennie noire en Algérie : « Il a fallu que le GIA vienne frapper en France pour que nous en prenions conscience » ; - le printemps arabe : « Nous avons cru que la démocratie progresserait naturellement, que Bachar [le leader syrien] allait tomber rapidement » ; - Daech : « Il a fallu le Bataclan pour comprendre que Daech était une menace ». Idem avec le processus de paix au Proche-Orient aujourd'hui : « À Oslo, nous avions cru que la paix était arrivée. Mais il ne suffit pas de répéter les paramètres de la paix pour qu'elle arrive. »... « La liste de nos erreurs est tragique. À chaque fois les Européens, tous ensemble, nous avons fait la même erreur, ne pas prendre conscience des évènements » .

Il n'y a pas de conflit gelé, mais des conflits à surveiller

L'Ukraine a aussi « fait partie de nos erreurs. (...) Nous n'avons pas suffisamment écouté les Européens de l'Est qui alertaient sur la menace en Russie. (...) En 2014, nous avions classé le Donbass parmi des conflits gelés au même titre que le Haut-Karabagh ». Une expression qu'il faut « bannir de notre vocabulaire. Il n'y a jamais de conflit gelé. Mais des conflits qui peuvent reprendre à tout moment ». L'exemple du Haut-Karabagh le montre.

En finir avec le temps de l'innocence

Entre Arménie et Azerbaïdjan, « nous avons tenté une médiation avec une grande naïveté sans comprendre qu'un autoritaire à Bakou n'avait qu'une envie »:  en finir. « Nous avons été naïfs. » Et s'est produit « le premier nettoyage ethnique du 21e siècle », auquel les Européens n'ont pu « qu'assister ». Aujourd'hui, au Haut Karabagh, « il reste trois familles là où vivaient 120.000 personnes, depuis des siècles ». L'Europe vit encore dans « le temps de l'innocence »,

L'électrochoc de 2022 pour la défense européenne

La guerre totale déclenchée par la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022 a été un « électrochoc » qui nous a « fait perdre nos illusions ». Cela a été « un accélérateur (pour) la défense européenne » (1). Les États ont réinvesti dans leur défense. L'Union européenne a déclenché « une mission de formation des militaires ukrainiens (NB : EUMAM Ukraine) d'une ampleur jamais vue ». La Facilité (européenne pour la paix) a été utilisée pour aider les partenaires, etc. Mais la défense européenne reste « fragile » et les efforts « insuffisants ».

Effort encore insuffisant

« Ce que nous faisons pour l'Ukraine est important. Mais cela ne suffit pas. (...) Parfois nous nous payons de mots. Nous ne sommes pas encore en économie de guerre, et même pas en économie de soutien à la guerre. » Quant au plan munitions, qui prévoyait la livraison d'un million de munitions à l'Ukraine (2), « c'était ambitieux. Mais nous en avons fourni seulement 300.000. Pendant ce temps la Corée du Nord a envoyé un million de munitions à la Russie. Nous nous sommes un peu assoupis ! Si nous ne sommes pas capables de faire autant ou mieux que la Corée du Nord, nous ne serons bientôt plus qu'une péninsule insignifiante à l'ouest de l'Asie. »

Une guerre existentielle

En Ukraine, « nous ne pouvons pas laisser la Russie gagner », alerte Nathalie Loiseau.  Cette guerre est « existentielle pour l'Europe ». L'offensive de la Russie contre l'Ukraine est une « pure guerre d'agression déclenchée sans motif contre un État souverain qui ne constituait aucune menace. Ce que reproche surtout Poutine à l'Ukraine c'est son indépendance, sa démocratie, sa liberté. » Exactement des valeurs européennes. « Accepter ce fait accompli serait donner un feu vert à d'autres. »

Contrer le jeu des autoritaires

La Russie, la Chine et tous les régimes autoritaires en veulent à l'Europe, car « nous avons réussi, réussi à faire la paix, la démocratie, la prospérité. L'Europe reste aujourd'hui le modèle le plus attractif au monde. Un espace que d'autres nations souveraines veulent rejoindre. (...) Nous ne nous en rendons pas assez compte. Nous avons oublié la valeur de ce que nous sommes. Nous sommes devenus les rentiers de l'Europe. » Les Européens doivent aussi regarder lucidement certains alliés la Turquie, « cet allié archétype des puissances du 21e plus enclines à jouer la force que le droit, transactionnelle, incontournable surement, incontrôlable tout autant ».

Ce que peut faire l'Europe

S'émanciper de l'Amérique

À un moment où les États-Unis semblent « renoncer à être gendarmes du monde » et continuent « leur pivot sur l'Asie », les Européens ne peuvent relâcher leur attention. « Nous ne pourrons pas toujours compter sur les USA, et quelques centaines d'électeurs américains dans un swing state », avertit Nathalie Loiseau. Les Européens doivent apprendre à être autonomes. « Trois présidents nous l'ont déjà dit : prenez-vous en main ». L'élection américaine (en novembre 2024) est « l'élection de tous les dangers ». « Biden est (peut-être) le dernier président à avoir une culture européenne. » C'est le moment pour l'Europe de « prendre ses responsabilités », particulièrement « dans son voisinage ».

Élargir malgré tout

L'arrivée de nouveaux États membres est une « vraie bonne nouvelle ». L'élargissement est la « preuve de notre attractivité ». Former aussi « un [plus gros] bloc européen est l’occasion de peser davantage ». L'Ukraine comme la Moldavie ne se sont pas assoupies. Les Ukrainiens sont convaincus d'être « déjà européens par le sang versé. La Moldavie a fait les réformes nécessaires, de façon absolument admirable. » Quant aux Balkans à qui on répond depuis des années qu'ils « ne sont pas prêts à adhérer », il faut aussi songer à les accueillir. « D'autres puissances veulent en faire leur point d'appui en Europe. » C'est « un formidable défi » qui attend les Européens mais il n'y a pas d'autre choix « que d'être présents politiquement, militairement » dans ces pays.

Réformer le mode de décision

L'Europe doit revoir son mode de décision. « À 27, cela ne fonctionne pas bien. Quand chaque point donne droit à 27 prises de paroles, cela pèse. Au Conseil, il ne faut pas des ministres — assène-t-elle — mais des pitbulls » pour arracher un accord. L'unanimité s'applique sur trois types de sujets aujourd'hui. Premièrement, l'élargissement. Mais il est « nécessaire » de conserver ce mode de décision, car « on ne peut pas concevoir d'élargir les frontières de l'Europe sans l'avis de tous ». Deuxièmement, pour la fiscalité, il n'y a pas cette réserve, il faut passer à la majorité qualifiée. L'unanimité est « dramatique : nous avons un marché unique, et des politiques fiscales concurrentielles. Et on n'avance pas. »

Une seule ligne rouge en matière de défense

Idem en politique étrangère ou dans la gestion de crises, la prise de décisions à l'unanimité se révèle une catastrophe. « Il suffit d'un cheval de Troie (NB : la Hongrie) pour bloquer le dispositif. » La majorité qualifiée « peut être différente, renforcée. Il y a beaucoup d'idées ». La seule exception, selon elle, la seule « ligne rouge », est pour les missions exécutives. Quand « nous mettons en jeu la vie des soldats, dans un environnement compliqué », la règle de l'unanimité doit s'appliquer. « En France, c'est le président de la République et, lui seul, qui a le pouvoir d'engager des vies. À Bruxelles, il n'y a pas de personne qui est responsable. »

Restructurer la voix européenne à l'extérieur

Deuxième champ de réformes : il faut « mettre fin à la cacophonie existante » entre tous ceux qui parlent au nom de l'Europe. « Le président du Conseil européen, la présidente de la Commission européenne, la présidence tournante de l'UE, le Haut représentant… Bien malin qui s'y retrouverait. » La « démonstration a été faite en Israël récemment. Le système actuel ne fonctionne pas. Cela repose uniquement sur la bonne volonté des personnes. Et quand il n'y a pas bonne volonté, c'est un désastre. »

Se mobiliser et accélérer

« Nous ne pouvons plus vivre en regardant dans le rétroviseur, avec la nostalgie de nos grandeurs politiques passées. Comme me le disait un philosophe espagnol, "en Europe, il y a des petits pays et des pays qui ne savent pas qu'ils sont petits" ». « Le monde bouge, tout notre voisinage est faible. Les autoritaires veulent en faire leur terrain de jeu. Nous ne devons pas adopter leurs méthodes. Nous devons les empêcher de mettre à mal notre modèle de société. » Et, pour l'eurodéputée, il n'y a pas d'autre moyen que d'accélérer sur la défense, sur l'élargissement, et sur les réformes internes.

(Nicolas Gros-Verheyde, à Toulon)

  1. Un terme utilisé à dessein par l'eurodéputée. « L'Europe de la défense est un terme bien français. Or l'Europe, ce n'est pas la France en plus grand. Elle ne repose pas sur des idées, aussi brillantes soient-elles. » « Parmi nos partenaires — poursuit-elle —, chacun se souvient que la France a été le fossoyeur de la première tentative de Communauté européenne de la défense » ou, plus récemment, le facteur involontaire « du départ du Sahel », où les Français avaient emmené des Européens avec eux.
  2. Lire : [Décryptage] Le milliard d’euros pour les livraisons urgentes de munitions à l’Ukraine approuvé

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.