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Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

Un documentaire tourné dans les coulisses de l'Élysée (© France2)
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[Analyse] Dans le soutien militaire à l’Ukraine, une France très virevoltante. Une exception européenne

(B2) Autant la plupart des pays européens ont une position assez clairement définie, qui varie finalement peu, même si elle évolue. Autant la position française, faite de tête-à-queue surprenants, est difficile à résumer... et à expliquer.

Cette analyse est extraite du chapitre « Le Défi de l'Unité » de notre dernier ouvrage La défense européenne à l'heure de la guerre en Ukraine. Des tabous tombent (1). Avec une petite mise à jour sur les faits les plus récents.

Le fait du président

La position française est difficile à résumer, faite de tête-à-queue surprenants, d'autant plus difficiles à expliquer qu'ils ne sont pas la conséquence de changements de gouvernements ou d'imperium de coalition gouvernementale qui conditionnent dans la plupart des pays européens la vie politique. Tout remontant au Chef dans le système présidentiel français, celui-ci a une totale liberté de fixer le cours de la politique étrangère et de la politique de défense, sans devoir rendre compte à quiconque.

Le temps des négociations

Alors que commence la présidence française du Conseil de l'UE, début 2022, le président français Emmanuel Macron (Renew) s'entiche d'une position de dialogue, s'évertuant à entretenir une conversation avec le président russe Vladimir Poutine et avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Dans son souci du en 'même temps'. Une « diplomatie du téléphone » qui est loin d'être très discrète.

La diplomatie du mégaphone

Au contraire, elle est largement orchestrée dans les médias à l'aide de messages réguliers. Un fil WhatsApp a été créé, retraçant chacun de ses coups de fils, qui connaît un certain succès. Chacun des faits et gestes du président sont ainsi repris dans une bonne partie de la presse française, souvent automatiquement, sans analyse ni distance. Cette chorégraphie sera même filmée et reprise en public dans un documentaire diffusé en télévision (cf. « Un président, l’Europe et la Guerre », de Guy Lagache, France 2, 1er juin 2022).

Avec un effet proche du zéro

Discussions suivies d'aucun effet. À chaque fois que l'Élysée peut se réjouir d'une avancée, le Kremlin le dément immédiatement, dans les heures qui suivent, par les mots ou par les faits. La « rencontre à Moscou a été utile », insiste l'Élysée après le déplacement à Moscou le 3 février, mentionnant l'engagement russe à « retirer les troupes au terme de l'exercice Zapad en Biélorussie ». En fait de retrait, il y en aura peu. Et, quelques jours plus tard, est déclenchée l'invasion de l'Ukraine. Idem pour l'annonce en mars « d'une opération humanitaire exceptionnelle », pour faire sortir les civils de Marioupol, avec les Turcs et Grecs. Elle tombe à l'eau, faute d'accord du Kremlin.

Un pouvoir surestimé

Emmanuel Macron surestime son pouvoir sur le cours des évènements et sur son interlocuteur russe. Le « là, je te parle depuis la salle de sport » — réplique de Vladimir Poutine aux admonestations du président français, peu avant l'attaque du 24 février —, restera, dans les mémoires, la preuve parfaite que le dirigeant russe n'en a que faire. NB : même en Afrique — un des objectifs discrets de ces coups de téléphone —, Paris n'arrive pas à faire fléchir le Kremlin. Inéluctablement, les Russes déstabilisent les positions françaises au Mali, puis au Burkina Faso et au Niger ensuite.

Ne pas humilier la Russie

L'hôte de l'Élysée persiste, pourtant, dans sa voie de conciliation avec la Russie. Le 3 juin 2022, lors d'une interview à la presse régionale, il insiste sur la nécessité de « ne pas humilier la Russie pour que le jour où les combats cesseront, nous puissions bâtir un chemin de sortie par les voies diplomatiques » (lire : Emmanuel Macron : « Le temps des crises durera, Sud-Ouest). Une stratégie qui répond à la tradition politique française de maintenir le dialogue avec la Russie, membre du « club » des puissances « dotées », c'est-à-dire disposant de l'arme nucléaire. Un propos qui passe mal en Ukraine et à l'Est.

Un message qui trouble à l'Est

« Nous ferions tous mieux de nous concentrer sur la façon de remettre la Russie à sa place », réagit tout de go le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba. Ce conflit peut s'arrêter « si une seule personne à Moscou donne simplement cet ordre », enchaîne le président V. Zelensky. C'est la « guerre de la Russie contre l'Ukraine [qui] a brisé la paix en Europe », indiquent les chefs d'État de l'Est européen, réunis le 12 juin en format B9 (lire : [Explications] Ne pas humilier la Russie : un bon mot incompris qui laissera des traces »).

Une condamnation de la Russie claire

Pourtant, la France a, clairement, condamné « l'agression russe », milité pour l'aide militaire européenne, soutenu les différents paquets de sanctions, etc. Mais l'ambiguïté demeure. Le soutien militaire à Kiev reste d'ailleurs limité pour un pays de la taille de la France. Le président de la République mettra plusieurs mois avant de se rendre à Kiev, préférant se concentrer sur la campagne présidentielle.

Un changement radical en 2024

La position française évolue radicalement en 2024 à l'approche du deuxième anniversaire de la guerre (mais aussi des élections européennes). Cette guerre « a changé notre façon de penser et notre façon de créer des stratégies », reconnaît le leader français, en visite d'État à Stockholm, fin janvier (cf. discours). Il faut « défendre et appuyer l'Ukraine. Peu importe ce que cela coûte. Peu importe les efforts ».

Un propos repris lors de la signature des engagements de sécurité avec le président ukrainien le 16 février. La Russie « a accumulé et durci toutes les postures agressives, pas simplement face à l'Ukraine, mais contre nous tous ». Elle « a perdu (sa) place et sa crédibilité sur la scène internationale » assène E. Macron (lire : [Actualité] Accords bilatéraux de sécurité avec l’Ukraine : l’Allemagne et la France s’engagent pour dix ans).

Un engagement avec l'Ukraine

Le clou de ce revirement survient le 26 février 2024. Ayant convoqué à Paris un sommet européen sur l'Ukraine, le président français évoque clairement une option jamais évoquée par un Européen, du moins publiquement : l'envoi de troupes en Ukraine. Certes « il n'y a pas de consensus aujourd'hui pour envoyer de manière officielle, assumer et endosser des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu. » Et d'ajouter : « Nous ferons tout ce qu'il faut pour que la Russie ne puisse pas gagner cette guerre. [...] Tout est possible si c'est utile pour atteindre notre objectif » (lire : [Verbatim] Face au durcissement russe, les Européens disposés à accélérer le mouvement).

Un tête-à-queue surprenant

Un propos qui suscite aussitôt une levée de boucliers en Europe, notamment en Allemagne, mais aussi à l'OTAN. Les observateurs se perdront en conjecture sur ce changement de pied radical, alors que s'amorce une campagne électorale européenne difficile pour le parti présidentiel face au Rassemblement national (lire : [Analyse] Envoyer des troupes au sol en Ukraine. Que voulait dire Emmanuel Macron ? Dans quel objectif ?). Le président n'en a cure. Pays Baltes et Pologne applaudissent.

La présence officialisée de soldats sur le terrain

Cette position devrait être parachevée ces jours-ci, avec la présence du président ukrainien Volodymyr Zelensky, à Paris, puis sur les plages du débarquement pour les commémorations du 80e anniversaire, et l'annonce du déploiement d'instructeurs français sur le sol ukrainien pour mener non seulement des formations au déminage ou de maintenance (version officielle) mais aussi la formation des forces spéciales ou commandos, des compagnies d'artillerie (dotées du Caesar). Paris et Kiev ont déjà préparé le terrain (lire : [Verbatim] EUMAM Ukraine. Des instructeurs européens en Ukraine ?).

Un changement d'aile

Rêvant à un destin européen, Emmanuel Macron a, en quelques mois, complètement changé d'aile (pour reprendre une terminologie footballistique). Proche au départ sur la Russie de la position adoptée par le leader hongrois Viktor Orbán, il se retrouve aujourd'hui aussi radical que le président lituanien, Gitaunas Nauseda, voire plus... Laissant loin derrière son partenaire allemand, Olaf Scholz (lire : [Verbatim] Soutien militaire à l’Ukraine. Entre Paris et Berlin, comme des zestes de nuance. Kiev en arbitre ?). Sacré retournement !

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. à commander sur le site des éditions du Villard, juin 2024.

Un soutien militaire faiblard

En octobre 2022, la France n'apparaît qu'au treizième rang des contributeurs pour l'Ukraine, selon le classement de l’Institut allemand Kiel pour l'économie mondiale. Elle fournit environ pour 0,2 milliard d'euros, derrière l'Estonie (0,3 milliard d'euros), et est devancée par nombre de pays : la Pologne a donné pour 1,8 milliard d'euros et l'Allemagne pour 1,2 milliard d'euros. Une situation qui ne s'améliore pas au fil des mois (lire : [Décryptage] Aide militaire à l’Ukraine les artifices français pour camoufler un engagement modeste).

En février 2024, l'Institut Kiel réévalue l'aide tricolore à 0,66 milliard d'euros (cf. rapport). Même gonflée à 1,4 milliard avec des données extrapolées, l'aide française reste loin derrière celle de l'Allemagne (6,6 milliards d'euros pour 2022-2023), le Royaume-Uni, la Pologne, la Norvège, la Suède, les Pays-Bas, etc. Un écart difficilement explicable au regard du budget de défense de la France — le troisième en importance en Europe —, du rôle qu'elle entend jouer au plan politique et de sa place au Conseil de sécurité des Nations unies.

Le gouvernement tente bien de se justifier avec un montant de 3,2 milliards d’euros, repris dans un rapport parlementaire de Lionel Royer-Perreaut et Christophe Naegelen, début novembre 2023. Mais ce chiffre est plutôt fantaisiste : décompte de la contribution à la Facilité européenne pour la paix, mais pas des remboursements, évaluation de vieux matériels, type VAB, largement amortis, au coût du remplacement, etc.


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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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