[Entretien] Atalanta : une mission de sécurité et de présence européenne (Ignacio Villanueva)
(B2 à Rota) Malgré des moyens limités, l'opération européenne au large de la Somalie assure une tâche appréciée. Très géopolitique. Si le temps n'est plus aux attaques en nombre de pirates, la menace reste présente. En témoigne l'attaque d'un bateau de pêche il y a quelques semaines.
Issu de l'aéronavale, le vice-amiral espagnol Ignacio Villanueva Serrano (cf. encadré) connait bien l'opération de lutte contre la piraterie de l'UE pour avoir été commandant de force à bord des frégates Numancia et Santa Maria, en 2020. Depuis novembre 2023, il commande l'opération depuis le QG de Rota, en Espagne.
La menace pirate, la coopération internationale, les liens avec les houthis
Commençons par le dernier incident en date, ce navire de pêche chinois capturé par les pirates au large du Puntland, où en est-on ?
— Le navire est dans la même position. Nous le surveillons de près, avec nos drones ou notre hélicoptère de bord (celui de la frégate Santa Maria, Lire [Actualité] Un navire chinois piraté au large du Puntland. Atalanta en alerte). Nous sommes en contact étroit avec l'ambassade chinoise à Mogadiscio, la task-force chinoise (anti-piraterie) et, bien entendu, la CMF (NB : la coalition maritime multinationale). Nous espérons que cet incident va pouvoir se résoudre dans les jours à venir (1).
C'est une résurgence de la piraterie ?
— Durant presque cinq ans, entre 2019 et 2023, nous n'avons eu aucun incident (ou presque). Nous disions que la piraterie était contenue mais pas supprimée. Tout était question d'opportunité. En effet, les causes profondes de la piraterie demeurent, aux niveaux social, économique, politique (l'action des al Shabab)... et s'y ajoute le contexte général. En 2023, alors que les houthis passaient à l'action en mer Rouge (contre la marine marchande), les pirates somaliens se sont dit : let's do again ! Ils sont repartis à l'offensive. En quelque six mois, de novembre 2023 à juillet 2024, nous avons recensé quelque 45 incidents ! Une opération Atalanta 2.0 en quelque sorte.
Comment avez-vous réagi ?
— Par une action concertée des différentes forces présentes sur la zone : la marine indienne notamment, les forces de la CMF et, à terre, de la police maritime du Puntland (PMF). Cela a conduit à l'arrestation et la traduction en justice de plus de 60 pirates, 62 très exactement : 35 par la marine indienne, 21 par la PMF et 6 par Atalanta, conduits aux Seychelles
L'attaque de décembre est-elle selon vous un cas isolé ou le symptôme d'une reprise ?
— Cet évènement est le premier signalé depuis six mois en effet. Est-on en présence d'un litige sur la zone de pêche qui a dérapé ? Il faut attendre des confirmations. La situation est un peu confuse. Il faut rester prudent (lire : [Actualité] Incident atypique aux conséquences très politiques).
Comment jaugez-vous la menace ?
— Les infrastructures et les clans sont toujours là, les hommes et les capacités existent toujours. C'est juste la volonté de passer à l'attaque qui manque... ou l'opportunité ! En soi, les moyens sont simples : un bateau, quelques hommes, la connaissance de la mer, une ou deux armes. Tout ce dont les Somaliens disposent facilement. Maintenant, la réalité est qu'ils ne sont plus aussi à l'aise qu'auparavant. À terre, la police maritime du Puntland fait un excellent travail. Nous avons un bon échange d'informations avec eux. Et cela débouche. Ils ont arrêté plusieurs pirates.
D'autres attaques sont-elles possibles ?
— Oui. Nous devons nous attendre à certains actes. Les pirates restent actifs. Mais pas de manière aussi intense qu'avant. Nous avons fait un "good job", avec tous les autres navires présents sur la zone. En cas d'incident, nous pouvons être là dans les 24 heures maximum. Nous le faisons de manière coordonnée.
Cette coordination se déroule comment et avec qui ?
— La coopération est assez intense avec les Indiens notamment. Elle s'est densifiée au fil du temps, en particulier ces derniers mois (2). Avec la CMF, c'est une coopération pleine et entière [NB : plusieurs pays européens ou alliés y participent. Et la présence d'un avion japonais est un atout]. Avec les Chinois, c'est autre chose. On ne peut pas parler de coopération ou de coordination approfondie. On ne se dit pas ce qu'on fait chacun. Mais nous sommes en contact.
Cet incident d'un bateau de pêche chinois change-t-il la donne ?
— En effet. Les Chinois utilisent le chat Mercury [d'échange entre les différentes forces présentes ou la marine marchande]. Ils y répondent aussi. On ne peut pas parler d'échange approfondi. Mais il y a un changement. C'est tout récent : quelques jours.
Et avec les Somaliens ?
— Nous nous coordonnons beaucoup avec les forces du Puntland [NB : d'où sont originaires la plupart des pirates]. C'est important. Il faut en effet faire très attention à l'équilibre entre le gouvernement fédéral [basé à Mogadiscio] et les entités fédérées.
Le gouvernement de Mogadiscio a cependant retiré, en 2022, l'autorisation permanente aux navires européens d'entrer dans les eaux territoriales somaliennes. C'est embêtant ?
— En effet, les Somaliens ont voulu réaffirmer leur souveraineté, contrôler leurs eaux, être une partie de la solution plutôt que du problème. Et l'affirmer à tous. De notre côté, pouvoir entrer dans les eaux territoriales est une nécessité pour accomplir notre mandat et être efficace contre les pirates. Nous avons discuté et trouvé une solution, très pratique : une procédure ad hoc d'autorisation rapide (fast track procédure). La demande passe du conseiller politique (Polad) de l'opération, via la délégation de l'UE, aux Somaliens. Qui formellement approuvent (ou non) notre demande.
Cela fonctionne ? C'est efficace ?
— Oui. Jusqu'à présent, toutes nos demandes ont été acceptées, sans tarder. Que ce soit pour aller surveiller des bateaux suspects ou poursuivre des pirates. Nous avons la réponse en moins de deux heures. C'est un bon équilibre, je trouve, entre la souveraineté et l'efficacité opérationnelle. Atalanta est la seule organisation à bénéficier de cette procédure.
Le passage à l'action des houthis en mer Rouge contre la marine marchande complexifie la situation. Y-a-t-il un lien entre pirates somaliens et houthis ?
— Il y a eu des armes vendues par les Houthis aux al Shabab somaliens. C'est un fait documenté par des sources US. Mais on ne peut pas vraiment parler de véritables connections politiques. Ce sont davantage des opportunités commerciales. Il y a un fait historique qu'il faut bien avoir à l'esprit. La contrebande et les trafics de toutes sortes entre le golfe d'Aden et Bossaso sont importants. Les bateaux amènent des migrants et ramènent d'autres objets dans l'autre sens. Cela dure depuis des lustres.
L'opération actuelle et son avenir
Quels sont vos moyens actuels ? Sont-ils suffisants ?
— Atalanta dispose d'une frégate sur un an, avec une deuxième frégate sur huit mois et un avion de patrouille maritime sur six mois. Ce n'est pas suffisant. Nous aurions besoin d'avoir deux frégates et un avion de patrouille maritime [NB : en permanence].
Vous n'avez pas d'avion en ce moment ?
— Non, pas pour l'instant. Les drones et hélicoptères sont nos yeux sur place (3).
Deux opérations de l'UE dans la zone, Aspides et Atalanta, n'est pas beaucoup ? Chacune n'a pas assez de moyens. Ne faudrait-il pas les fusionner ?
— C'est une décision politique que d'avoir deux opérations. Nous avons déjà mutualisé certains moyens : le MSCIO de Brest (4) et le centre logistique de Djibouti (5). Nous coordonnons nos informations et avons des échanges entre commandants fréquemment, par VTC notamment. Et nous allons travailler à augmenter les synergies. Il faut cependant voir que les mandats sont très différents. Atalanta est chargée de la lutte contre la piraterie ; Aspides doit contrer les attaques des houthis. Les capacités requises sont aussi différentes. Face aux houthis, il faut disposer de moyens plus élaborés pour contrer à la fois des missiles aériens, des drones navals et autres moyens électroniques. De notre côté, nous devons surtout avoir des équipes d'abordage (boarding) et des moyens d'intervention traditionnels d'une frégate (tel un hélicoptère de bord). Enfin, les zones d'action sont différentes : l'océan Indien et le golfe d'Aden pour nous, la mer Rouge pour Aspides.
Mais il pourrait y avoir d'autres synergies, par exemple au niveau du QG ?
— C'est en réflexion. Les calendriers ont été alignés pour permettre une révision stratégique simultanée. La discussion commencera au second semestre 2025. On ne peut présumer de l'issue de cette discussion. On pourrait envisager de renforcer les synergies entre les quartiers généraux, voire avoir un commandement unique. Mais il est encore trop tôt pour le dire. C'est une décision politique.
En tant qu'amiral expérimenté, s'il y avait une recommandation à faire, laquelle feriez-vous ?
— Cette zone (du golfe d'Aden et plus largement de l'océan Indien) a été définie comme une "zone stratégique" par l'Union européenne. L'UE doit y être présente. Atalanta est bien reconnue par tous, notamment les Somaliens, et interagit avec les autres forces. Il faut rester là. Les Somaliens comme les Djiboutiens nous le disent clairement. Lutter contre la piraterie et contrôler les trafics est dans l'intérêt de la Somalie mais aussi de l'Union européenne. Nous sommes ainsi un fournisseur de sécurité pour les Somaliens comme pour les Européens. Si nous quittons la zone, d'autres viendront prendre notre place. C'est sûr.
(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
Entretien réalisé en face-à-face au QG d'EUNAVFOR Atalanta, à Rota (Espagne), en anglais.
Un homme de l'aéronavale
Diplômé de l'Académie navale espagnole en 1987, Ignacio Villanueva obtient en 1989, ses ailes de l'US Navy, devenant aviateur naval. Il a ensuite piloté un McDonnell Douglas AV-8V PLUS à bord du porte-avions espagnol Principe de Asturias.
Sur l'eau, il a commandé successivement le patrouilleur P-11 Barcelo, le patrouilleur de haute mer P-63 Arnomendi, le navire de débarquement LST L-42 Pizarro (l'ancien navire US, Harlan Country), la flotte de l'armée de l'air (FLOAN) et l'aérodrome de la base navale de Rota. Il a aussi été directeur de l'école d'aviation navale de la flotte et commandant du 9e escadron Harrier.
Ignacio Villanueva a été déployé à plusieurs reprises en opération, dans les Balkans essentiellement. Au début de sa carrière, lors du conflit en Bosnie-Herzégovine, il effectue ainsi plusieurs missions de combat sur F-18 Hornet depuis la base d'Aviano en Italie. Il est ensuite à Pristina, au Kosovo, comme casque bleu de l'ONU et officier de liaison entre le quartier général de la KFOR et le quartier général de la MINUK.
Il a également été officier d'état-major au département des relations internationales du QG de l'Armada, la marine espagnole, puis exercé comme ACOS N3 au quartier général maritime de haut niveau de préparation (SPMARFOR) et comme chef du département des opérations au QG de la flotte espagnole. Enfin, au sein du QG de l'OTAN (SHAPE), il a servi comme officier J5 des besoins en capacités et de planification des forces de l'ACO.
Contre-amiral depuis décembre 2019, Ignacio Villanueva est nommé commandant en second du QG maritime espagnol de haute préparation (DCOM SPMARFOR). Puis après une première participation à l'opération Atalanta comme commandant de force, il est nommé, en février 2021, chef d'état-major de la flotte espagnole. Il a été promu vice-amiral le 3 novembre 2024.
- Le commandant d'opération a vu juste : le navire vient d'être libéré ce lundi matin (13 janvier). Lire : [Actualité] Les pirates libèrent un navire de pêche chinois
- Les contacts sont réguliers entre les marines indienne et européenne. Un exercice a impliqué la frégate italienne ITS Durand de La Penne (lire ici). Le groupe naval français autour du porte-avion Charles-de-Gaulle participe depuis début janvier 2025 à l'exercice Varuna, de façon bilatérale (lire ici). Une délégation de haut rang a visité le QG de Rota en septembre 2024 (lire ici).
- Le commandant ne le dira pas. Mais l'activité des drones et hélicoptères n'a pas la même valeur que celle d'un avion de patrouille maritime, qui est indépendant de la présence d'un navire à proximité. Un navire ne peut rester en permanence sur zone (il doit se ravitailler à un moment donné) et, surtout, ne peut pas se déplacer rapidement d'un point à un autre. Ce que peut faire un avion qui peut effectuer plusieurs patrouilles par semaine, sur des points très différents, et être sur place très rapidement (en quelques heures, voire moins).
- Anciennement dénommé MSCHOA, il est le point de contact avec la marine marchande et fait de l'analyse de situation. Lire : Le centre MSCHOA de Brest veille.
- L'accord entre Aspides et Djibouti n'avait pu être agréé au début de l'opération. Il est en voie de finalisation, selon nos informations.
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