[Analyse] Mais où est passée Kaja Kallas ?
(B2) Censée incarner la "voix" de l'Europe, la Haute représentante de l'UE pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité est aujourd'hui inaudible. Cent jours après ses débuts, l'ancienne Première ministre estonienne peine à incarner son rôle.
Dans les premiers jours de l'arrivée de l'Estonienne, j'avais été un des rares à me montrer sceptique. Pour une série de raisons, basées sur son activité (lire : [Analyse] Kaja Kallas est-elle la bonne personne à la bonne place pour l’Europe en 2025 ?). Trois mois après, cette évaluation n'a malheureusement pas changé. C'est même pire.
Absente des zones de conflit
La Haute représentante est aujourd'hui absente de la plupart des zones de conflits et crises qui entourent l'Europe. Ses déplacements hors d'Europe se comptent sur les doigts d'une main.
Paris et New-York plutôt que Kinshasa ou Téhéran
Kaja Kallas n'a fait ainsi aucune visite en Afrique, hormis une escale (obligée) pour le G20 en Afrique du Sud. Un continent pourtant nécessaire sur la scène mondiale. On pourrait dire la même chose pour le Proche-Orient, l'Asie ou l'Amérique latine.
Ni la RD Congo en proie à un conflit avec le Rwanda, ni l'Afrique de l'Ouest, qui compte de plus en plus sur le continent, et encore moins la Somalie ou le Mozambique, où sont pourtant déployées les dernières missions de formation de la PSDC n'ont reçu d'attention.
Kaja Kallas a, certes, assuré la présence dans les enceintes multilatérales (OSCE, OTAN, sommet d'Aqaba, rencontre ministérielle). Mais, pour le reste, elle fait le service minimum, préférant aller à Rome, Washington ou Paris plutôt qu'à Kinshasa, New Delhi ou Téhéran (1). Concrètement, elle ne sort pas de sa "zone de confort" (2). Ce qui pour une Haute représentante de l'UE censée incarner une politique mondiale est, pour tout dire, troublant.
La diplomate de l'UE dans les couloirs de Bruxelles
Pire, alors que l'Europe a un vrai rôle à y jouer, les Balkans, le Liban ou l'Iran restent terra incognita pour la cheffe de la diplomatie européenne. Or, le suivi du processus du nucléaire iranien ou le dialogue Belgrade-Pristina sont justement des éléments clés du rôle du Haut représentant.
Certes, Kaja Kallas a rencontré à deux reprises, les ministres des Balkans, d'abord à Bruxelles, début décembre, puis à Rome, le 10 février. Mais se rendre sur place, à Belgrade, Sarajevo ou Pristina, est autrement plus dynamique et engageant. C'est souvent le seul moyen de se rendre compte par soi-même et, surtout, d'avoir une réelle discussion avec les différents interlocuteurs. L'Union européenne est pourtant très présente sur le terrain, avec deux missions de défense déployées (EUFOR Althea et EULEX Kosovo).
Ces prédécesseurs, Federica Mogherini ou Josep Borrell, l'avaient compris, multipliant les déplacements dans le monde.
Monothématique
Les seuls centres d'intérêt de la Haute représentante tournent autour de l'OTAN, des USA, de la Russie et des pays du voisinage oriental (Ukraine, Moldavie, Biélorussie). Sur ces sujets, Kaja Kallas ne mégote pas ses efforts. Elle a rencontré, à plusieurs reprises, Mark Rutte, le secrétaire général de l'OTAN, tout comme les responsables ukrainiens, moldaves ou de l'opposition biélorusse, et fait le déplacement plusieurs fois outre-Atlantique (3). Elle en fait l'axe de la plupart de ses discours.
La seule autre thématique sur laquelle Kaja Kallas semble s'investir (un peu) est le Moyen-Orient, avec la Jordanie en point-clé du dialogue. Sur le reste, elle semble avoir du mal à décrocher de son rôle de Première ministre d'Estonie pour embrasser un rôle plus large.
Une faiblesse de résultats
Même sur ses quelques (rares) priorités, K. Kallas peine à s'imposer.
Pas d'initiative sur l'Ukraine
Très en pointe sur le soutien militaire à Kiev, quand elle était Première ministre d'Estonie (lire : Vers un mécanisme d’achat des armes pour l’Ukraine. La proposition Kallas), Kaja Kallas n'a toujours pas réussi à boucler à temps une nouvelle initiative pour un soutien militaire. Malgré ce qui était prévu, avec quelques annonces et fuites... bien organisées.
Le Conseil européen du 6 mars, au lieu de saluer ce projet s'est résolu à lui demander... d'y travailler (lire : [Verbatim] Ce qu’il faut retenir du Conseil européen extraordinaire). Pourtant, la suspension de l'aide militaire américaine à Kiev, y compris du renseignement, présente une urgence, similaire à celle du 24 février 2022. Elle aurait mérité des initiatives au plan européen.
Elle n'a pas réussi non plus à convaincre les Hongrois de retirer leur veto sur la facilité européenne pour la paix. Tâche, il est vrai, quasi-insurmontable. Là encore, son positionnement politique et géographique ne facilite pas le dialogue. Mais elle n'a pas fait non plus le déplacement à Budapest par exemple. Point de passage obligé pour entamer le dialogue.
UE-USA : une vision angélique
Elle qui se vantait d'entretenir de bons rapports « avec les Démocrates comme les Républicains », s'est heurtée au refus de Marco Rubio, le secrétaire d'État US, de la recevoir. « En raison de problèmes de calendrier », a diplomatiquement assuré son porte-parole. Une vraie gifle. La Haute représentante avait fait le déplacement dans ce but.
Pourtant, elle persiste à ne voir aucun changement dans le lien transatlantique. Sur la rencontre avec le vice-président US, J.D. Vance, à Paris (4), elle confie quelques jours plus tard, à Postimee : « La réunion a été très, très bonne ». Et, après la conférence de sécurité de Munich, elle considère que les « relations transatlantiques, [se] portent très bien. Nous sommes alliés, nous sommes amis. » Propos légèrement décalés...
Zéro proposition sur la défense
Sur la défense, c'est la présidente de la Commission européenne qui mène le bal, imprimant son rythme, ses propositions. Ursula von der Leyen est, ainsi, venue présenter son plan à 800 milliards devant la presse. La Haute représentante a été mise sur le côté et n'a fait aucune proposition concrète.
Étonnant alors que la Haute représentante a, de par le traité et la répartition des tâches dans le collège des commissaires, cette question dans ses attributions. Elle doit « coordonner conjointement le travail de construire une vraie Union européenne de défense », selon sa lettre de mission (5). Et elle dispose de certains moyens financiers (facilité européenne pour la paix), humains et structurels (SEAE, agence de défense, centre satellitaire, comité militaire, missions PSDC), voire organiques (COPS, comités géographiques), lui permettant d'imprimer aussi son propre rythme.
Une junior effacée
Au bout de cent jours, faute d'incarner son rôle, Kaja Kallas laisse l'initiative politique en matière de soutien à l'Ukraine et de défense à Ursula von der Leyen (6), et la représentation extérieure de l'Union à António Costa, président du Conseil européen. Sans oublier Emmanuel Macron, le président français qui est aussi son mentor au niveau européen, ou Mark Rutte, le secrétaire général de l'OTAN (7). Autant de personnalités fortes, qui lui laissent peu d'espace. Dans un contexte politique déjà contraint par l'approche utilitariste des partenariats développée par Ursula von der Leyen à l'égard de la Turquie, de la Tunisie, de l'Égypte ou encore du Rwanda.
Résultat : la « voix de l'Europe » ne passe plus aujourd'hui par la « cheffe de la diplomatie européenne ». Même du temps de Catherine Ashton, on n'avait pas vu pareil effacement.
(Nicolas Gros-Verheyde)
- Cf. Synthèse de l'agenda officiel établi par B2.
- Sans tapage, la commissaire européenne à l'Aide humanitaire, Hadja Lahbib, marque le terrain : en Turquie, en Jordanie et même en Syrie en janvier, au Bangladesh en mars.
- Elle sera, mardi 11 mars à New-York, au Conseil de sécurité des Nations unies, puis le 14 mars à Charlevoix, au Canada, pour la ministérielle du G7.
- Une rencontre en marge du sommet sur l'intelligence artificielle, non pas en tête à tête, mais aux côtés d'Ursula von der Leyen.
- Cf. Lettre de mission p.5
- Ce qui n'est pas une surprise pour nos lecteurs. La présidente de la Commission ayant bien pris soin de « border » sa vice-présidente, avec un commissaire à la Défense, Andrius Kubilius, un autre à la Méditerranée, Dubravka Šuica, et un troisième aux Partenariats internationaux, Jozef Síkela. Tous trois membres du PPE (comme Ursula von der Leyen). Ils viennent s'ajouter aux classiques commissaires à l'Élargissement, Marta Kos, et à l'Aide humanitaire et la gestion de crises, Hadja Lahbib, eux membres de libéraux (lire : [Actualité] La Commission von der Leyen II nommée. Kubilius à la défense. Suica à la Méditerranée).
- Tous trois sont membres du même parti européen, les Libéraux. Mark Rutte ayant le privilège de l'ancienneté ; Emmanuel Macron celui d'en être le principal, et quasi-dernier représentant au niveau européen.
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