[Analyse] Une menace russe sur l’Europe ? Quelles menaces ?
(B2) Chacun aujourd'hui en est persuadé. La Russie constitue le danger numéro 1 pour l'Europe. Mais qu'en est-il réellement ? D'autres menaces ne sont-elles pas à entrevoir ? Est-ce la bonne stratégie ? Sur quoi investir ?
Une guerre de haute intensité menée par la Russie n'est pas à exclure. Considérée comme très probable, par les uns, elle serait, selon d'autres, déjà prévue dans les années à venir. Avec pour conséquence, une rengaine répétée à satiété, aujourd'hui : il faut se réarmer en urgence, se doter de centaines de chars, d'avions, de missiles. C'est la position aussi désormais du président français, Emmanuel Macron, qui vient de sonner le tocsin contre la Russie (cf. encadré).
Une menace de haute intensité
Dans la réalité, les services de renseignements danois sont plus nuancés et plus expectatifs que tous les commentateurs.
Une capacité militaire reconstituée menaçante
« Il n'existe actuellement aucune menace d'attaque militaire régulière contre le Royaume, mais il semble que la menace militaire de la Russie va s'accroître au cours des prochaines années », indique le rapport. « Il est peu probable que la Russie soit en mesure de mener simultanément la guerre en Ukraine et une guerre contre un ou plusieurs pays de l'OTAN », poursuit-il. Mais « lorsque la guerre cessera ou sera gelée, la Russie sera en mesure de libérer d'importantes ressources militaires et d'accroître ainsi sa capacité militaire à représenter une menace directe pour l'OTAN ».
Un potentiel de menaces plutôt qu'une menace directe
Dans les faits, il n'y a aucun signe concret que la Russie s'apprêterait à lancer une offensive militaire contre un pays de l'OTAN.« Nous ne sommes pas dans la même situation que fin 2021 ou début 2022 », confirme un diplomate versé dans domaine de la sécurité. À l'époque, « nous avions des rapports réguliers sur l'amassement de troupes russes aux frontières de l'Ukraine ». Ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Les pertes humaines, point noir de la stratégie
L'offensive militaire russe menée en Ukraine depuis février 2022 a certes montré une apogée dans l'agressivité russe, mais aussi ses limites. Avec plus d'un demi-million de soldats hors de combat (tués, blessés graves, disparus), la Russie mettra plus d'années à reconstituer son réservoir humain que son réservoir matériel d'agression. Ce point est généralement un peu oublié dans les prévisions. C'est une nouvelle génération d'anciens combattants qui est en train de se créer et pourrait constituer un poids électoral notable, susceptible de faire évoluer les politiques dans un sens ou... un autre (plus agressive ou moins agressive).
Une menace hybride beaucoup plus concrète
La menace la plus directe et la plus avérée est l'emploi des moyens hybrides. Tous les moyens sont bons pour la Russie de Poutine, afin de déstabiliser les Européens (et l'Alliance atlantique). Elle retrouve, là, les usages et réflexes de l'URSS de Brejnev, utilisant les moyens traditionnels — de la Guerre froide — et des moyens 2.0, plus modernes.
Tous les moyens sont bons
De l'espionnage à l'assassinat d'opposants ou de responsables (militaires, oligarques) en indélicatesse avec le régime ; de la propagande à la désinformation, avec l'utilisation des usines à trolls ; des sabotages 'classiques' (voies ferrées, câbles sous-marins) aux cyberattaques ciblées (ou non) ou l'utilisation de la pression migratoire (Finlande, Pologne, Pays baltes) ; des menaces verbales aux vols d'intimidation d'avions/drones près de navires ou des zones territoriales, et autres provocations dans le domaine maritime ; en passant par le pillage de données, avec révélation sur la place publique de correspondances privées (mails, etc.), etc. Sans oublier des actions de soutien (politique ou militaire) à des régimes ou mouvements "rebelles", souvent hostiles aux Européens (houthis, Mali, Niger, Soudan, etc.),
Une politique qui ne date pas d'hier
On est dans le classique de l'utilisation de moyens au-dessous d'une ligne rouge de l'intervention militaire sur le territoire européen. Juste ce qu'il faut pour constituer une menace permanente. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Différents épisodes ont marqué l'histoire européenne récente : espionnage au Bundestag (Allemagne) en 2017 ; empoisonnement chimique à Londres (Skripal) ; piratage du wifi de l'OIAC aux Pays-Bas en 2018 ; arrivée de migrants en Pologne via la Biélorussie en 2021 (lire : N°87. L’Union européenne face à une attaque hybride migratoire de la Biélorussie), ou dans le Nord de la Finlande en 2024, etc.
La menace de la sécurité intérieure
Dans cette concentration de l'attention sur la menace militaire russe, la menace terroriste parait oubliée. Or, une reprise des actes terroristes n'est pas à exclure. Tous les ingrédients sont là, en effet. Il existe une colère sourde au Proche-Orient et dans certains pays d'Afrique contre l'Occident (en particulier la France), que ne manque pas de favoriser la Russie. Une colère et/ou un esprit de revanche, qui reposent en partie sur le passé colonial et la domination occidentale, mais aussi sur la géométrie variable des valeurs occidentales en Afrique comme au Proche-Orient, comme en témoignent plusieurs millions Palestiniens méprisés, expulsés, victimisés.
Un potentiel de trafic d'armes
Les armes déversées à profusion dans la guerre entre la Russie et l'Ukraine ou celles en circulation en Syrie, associées à une corruption rampante et des réseaux criminels capables de les diffuser à d'autres acteurs, pourraient entraîner de nouveaux flux d'armes, supérieurs à ceux des Balkans. D'autant que des États (Russie, Iran, etc.) peuvent être enclins à soutenir ces mouvements. Histoire de semer le trouble.
Un réservoir humain
Il y a aussi un réservoir humain et matériel potentiel, notamment en Syrie avec les anciens militaires du régime Bachar et des combattants islamistes, mais aussi en Ukraine et en Russie si un cessez-le-feu survient, avec une certaine démobilisation. Il suffirait d'un ou deux mouvements fédérateurs pour créer un nouveau Daesh ou un mouvement plus diffus mais tout aussi menaçant.
Une résilience civile déficiente à consolider
L'hypothèse de catastrophes naturelles majeures (incendie de forêt, inondations) ou en série est aussi posée. Tout comme une nouvelle épidémie ou pandémie de type Covid. Le sous-investissement dans la lutte contre ces crises est patent, tout comme la faiblesse du tissu hospitalier. Renforcer ces moyens (protection civile, secours d'urgence, santé) apparait nécessaire, tant au plan civil que militaire. Ce devrait être la première urgence. Car il y a dans ce domaine de grosses lacunes. L'épisode du Covid-19 en 2020-2021 l'a révélé. Les incendies réguliers l'été mettent le dispositif européen à l'épreuve
Ne pas être myopes, bien choisir son axe
Attention à la surprise stratégique
L'imperium russe peut trouver de multiples voies. Mais l'outil militaire de haute intensité pourrait ne pas être son seul outil, Tout miser donc sur cette seule menace (la haute intensité) pourrait s'avérer ainsi une erreur. Toutes les "surprises stratégiques" qui ont émaillé les crises de ces dernières années montrent que la menace n'est jamais celle du "dernier conflit".
Raisonner en dynamique
Ce raisonnement sur "le dernier conflit" est un raisonnement statique qui ne tient pas compte des "évolutions dynamiques" qui sont nombreuses et rapides dans le monde. Une évolution en Russie n'est pas à exclure non plus, dans un sens (autoritaire) ou un autre (démocratique).
Bien investir
Il va donc falloir investir sciemment et non de façon monolithique et désordonnée. Cela ne nécessite pas nécessairement des centaines de chars ou d'avions. Il s'agit de renforcer nos moyens de détection techniques et humains (cyber, radar, renseignement) mais aussi nos capacités de résilience civiles pour faire face (système de santé, de protection civile, réseaux sécurisés). Afin de ne pas être hyper-sensibles à ces menaces.
Ne pas oublier les outils "civils"
Il s'agit aussi de se doter d'instruments - des réseaux sociaux à internet - et d'infrastructures suffisamment sécurisés, mais autonomes vis-à-vis des systèmes américains et autres (1). Google, WhatsApp, Instagram, Facebook, TikTok etc. sont des dispositifs soumis à la loi américaine ou... chinoise. Une solution européenne est non seulement un atout économique et un instrument d'autonomie stratégique, mais concrètement de défense. La guerre d'Ukraine a montré tout l'intérêt des réseaux civils utilisés pour les militaires. C'est surtout à cette nouvelle donne qu'il faut réagir et sur quoi il faut investir, vite et massivement.
(Nicolas Gros-Verheyde)
La menace russe décrite par les Européens dès 2022
Si le président français, Emmanuel Macron, découvre, ou feint de découvrir, aujourd'hui que la Russie est une menace forte, on est davantage dans la communication que dans la réalité. L'ensemble des dirigeants européens a, en effet, fait ce constat. Depuis trois ans désormais. « L'agression armée contre l'Ukraine témoigne de la volonté d'employer le plus haut degré de force militaire », indique, dès mars 2022, la Boussole stratégique européenne. Texte agréé par les 27 (dont la France). Associées aux menaces hybrides, elles « menacent gravement et directement l'ordre de sécurité européen et la sécurité des citoyens européens ». (lire : [Décryptage] Le monde qui nous fait face. L’analyse des menaces)
- Concrètement un google/twitter/whatsapp européen est aussi nécessaire qu'un avion à réaction.
NB : Cet article a été conçu à la mi-février avant les récents attentats à la voiture bélier en Allemagne (13 février à Munich, 3 mars à Mannheim).
