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[Entretien] Au Kosovo, l’État de droit est une question, toujours politique, très sensible (Lars-Gunnar Wigemark, EULEX)

(B2 - exclusif, à Pristina) De l'aide à la justice ou à la police, en passant par la lutte contre la corruption ou l'identification des disparus, la mission de l'UE dédiée à l'État de Droit au Kosovo couvre un large spectre. Si elle s'est métamorphosée depuis ses débuts (elle n'a plus de mandat exécutif et son effectif a diminué), elle n'a pas démérité. Elle occupe toujours un rôle essentiel dans un pays, jeune, qui a évolué depuis l'indépendance. Entretien avec Lars-Gunnar Wigemark, sur le contexte et les acquis de EULEX Kosovo, ses interrogations et ses difficultés, son avenir

Chef d'EULEX Kosovo, Lars-Gunnar Wigemark, est à la tête de la mission depuis début 2020, mais bénéficie d'une longue expérience dans les Balkans

Ce papier est le premier d'une série issue du reportage de B2 au Kosovo.

Une mission pas comme les autres

Vous étiez à Belgrade en 1990, puis à Sarajevo de 2015 à 2019. Vous avez été témoin de grands changements. Vous attendiez-vous à la création d'une telle mission en 2008 sur l'état de droit ?

Non, bien sûr que non. Il y a 30 ans, le Kosovo n'était pas une République. C'était une province très contrôlée par la Serbie notamment. L'oppression y était croissante. À l'époque, je travaillais pour la Suède, qui avait la présidence de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Elle étudiait la possibilité d'établir des missions là où il y avait des problèmes avec les minorités. Nous avons rencontré Ibrahim Rugova [NDLR alors secrétaire de l'Union des Ecrivains, et chef de la Ligue démocratique du Kosovo]... C'était assez fascinant, il portait son foulard rouge. C'était en été, il faisait assez chaud, vous aviez un sentiment de réelle oppression. C’était une cocotte-minute qui bouillait... et qui a explosé !

Cela a d'ailleurs participé à une réaction européenne... 

À cette époque, l'Union européenne n'avait pas de sécurité étrangère commune. Elle a été inventée en 1992, puisant son origine dans la recherche d'une réponse à ce qui se passait dans cette partie de l'Europe. Beaucoup de choses se sont passées. Il y a eu cette terrible, terrible guerre et beaucoup d'atrocités. L'héritage de la guerre est toujours présent, avec les questions sur les crimes de guerre, les personnes disparues. Mais vous devez aussi aller de l'avant, vous ne pouvez pas être complètement bloqué dans le passé.

Les Kosovars sont-ils bloqués dans le passé  ? 

Il y a une nouvelle génération de jeunes dans la région, surtout au Kosovo. Ils voient les choses un peu différemment que leurs parents, la génération de la guerre, comme beaucoup de l'élite politique à travers la région. Il existe donc vraiment un clivage.

« La nouvelle génération, qui n'a pas connu la guerre, voit les choses autrement »

La mission EULEX est présente depuis 13 ans maintenant. Quelles sont ses réussites ?

Dès le début, EULEX a été une mission tout à fait unique. Elle s’est depuis métamorphosée. Elle a commencé ses activités en 2008, avec plus de 3000 personnes, dont plus de la moitié étaient des policiers. Il y avait aussi des juges, des procureurs, des enquêteurs, etc. Nous avons contribué à la mise en place du système douanier, qui fournit aujourd'hui plus de la moitié des recettes budgétaires. Nous avons formé la police, aidé à intégrer la police serbe kosovare dans le nord. En tout, plus de 10.000 personnes ont travaillé dans cette mission, dont plus de la moitié de locaux. Parmi eux, nous avons maintenant un certain nombre de personnes qui occupent des postes très importants. Le cadre juridique au Kosovo est meilleur que dans certains autres pays de la région. Mais le problème est qu'au Kosovo, il y a trop d'interférences politiques. Ce n'est jamais facile à gérer.

Et quelles sont ses échecs ou déceptions ? 

Le Kosovo et la communauté internationale avaient beaucoup trop d'attentes. Comme d'éradiquer la corruption et le crime organisé, deux problèmes systémiques très endémiques, qui ont fleuri ici à une époque où il n'y avait pas d'État digne de ce nom. La tenue d'élections au Kosovo dimanche 14 février montre en fin de compte que tout le monde respecte les mêmes règles. Si vous n'êtes pas d'accord, vous passez par le système judiciaire et laissez les tribunaux décider.

« EULEX a été une mission tout à fait unique qui s’est métamorphosée »

Réflexions sur  l'avenir de la mission en particulier...

Le contrôle du système judiciaire occupe une grande part de la mission. Quelle est votre plus-value en matière d'État de droit ?

Le contrôle (monitoring) du système judiciaire est très important. Ce système est trop lent, il y a un gros embouteillage d'affaires. Ce contrôle nous permet de suivre toute la chaîne, de l'enquête au procès. Nous avons accès aux rapports internes, nous pouvons parler aux procureurs, aux juges, à la police. Nous avons une relation privilégiée, en partie basée sur l’expérience passée du mandat exécutif, lorsque nous avions nos propres juges et procureurs. Nous sommes une sorte d'évaluateur indépendant, un contrôleur de qualité. En octobre, nous avons publié notre premier rapport public basé sur nos observations de monitoring.

Que faudrait-il pour rendre ce monitoring de la justice plus efficace ?

J'aimerais qu'il devienne encore plus opérationnel. Nous nous limitons à faire des recommandations, avec nos rapports fondés sur nos observations et des rapports de la Commission européenne, plus généraux, se basant sur plusieurs sources. J'aimerais avoir une approche encore plus intégrée et travailler encore plus étroitement avec la Commission européenne. Le SEAE, la CPCC, l'état-major militaire, tous ces services doivent travailler ensemble. Ils le font déjà, mais on peut faire mieux.

« Il y a trop d'interférences politiques. Ce n'est jamais facile à gérer »

Derrière le mot approche intégrée... qu'entendez-vous ?

Le traité de Lisbonne était censé nous débarrasser de ces 'piliers'. Mais les piliers sont toujours présents dans le système et les différentes institutions. Nous devons travailler ensemble, même si nous avons des rôles différents. C'est pourquoi nous devons mettre en œuvre cette approche intégrée.

  • NDLR : le Traité de Maastricht de 1992 a créé l'Union européenne sur trois piliers, 1. les Communautés européennes, 2. la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et 3. la justice et les affaires intérieures (JAI). Le Traité de Lisbonne a regroupé le tout dans une seule structure : l'Union européenne, faisant disparaitre les communautés (sauf Euratom).

Côté opérationnel, quelles sont vos priorités ?

Nous suivons la 'task force' anti-corruption de près. Nous avions travaillé en étroite collaboration avec elle, puis elle a été dissoute en octobre, le jour même où nous présentions notre rapport indiquant que si elle n'avait pas été capable d'éradiquer la corruption, elle avait fait un travail important malgré des ressources limitées. Cette dissolution a provoqué une réaction assez forte, de la part de la société civile et de la communauté internationale. Il y a eu des allégations selon lesquelles le gouvernement l'avait fait parce que des politiciens de haut niveau étaient impliqués. Au final, elle a été rattachée au Département des enquêtes de la police du Kosovo. Elle n'est plus entièrement indépendante (1). Par ailleurs, le directeur général de la police du Kosovo aimerait avoir plus de soutien pour s'occuper, par exemple, de la cybercriminalité et des crimes de haine, qui sont un gros problème, surtout entre les minorités. Enfin, après avoir aidé à établir une base de données sur toutes les affaires de crimes de guerre, la prochaine étape serait d'avoir une base de données similaire pour les affaires de crime organisé.

« L'État de droit est une question politique très sensible aujourd’hui »

... et l'état de droit en général

Vous êtes en pleine révision stratégique de la mission, pour l'après juin. Quelle est pour vous l'importance à donner au mandat 'État de droit' ?

Quand je suis arrivé, tout le monde m'a dit que nous étions une mission technique, dans le sens où nous soutenions, par exemple, une partie du Dialogue Belgrade-Pristina. Mais beaucoup de questions deviennent facilement politiques. L'État de droit est une question politique très, très sensible aujourd’hui. L'Union européenne et certains de nos propres États membres sont critiqués pour ne pas respecter les normes fondamentales de l'Union. Je pense que nous devrions être très agiles et flexibles et adapter nos mandats aux besoins du moment. Et aussi au climat politique.

Ce qui implique ?

J'irais jusqu'à dire que ce genre de mission— peut être que cela n'a pas besoin d'être une mission PSDC — pourrait également être utile dans d'autres parties des Balkans occidentaux. Nous voyons certains pays pionniers tels que le Monténégro, la Serbie, et d'autres pays voisins, confrontés aux mêmes problèmes : la corruption et le crime organisé, la tendance à un régime autoritaire, etc. L'État de droit est une question de culture. On ne peut jamais éradiquer la corruption dans une société, à moins que cela ne devienne une valeur. Ici, si vous vous retrouvez à l'hôpital, vous devez tout apporter, du papier toilette à la boîte de chocolats, aux infirmières ou à qui que ce soit, pour obtenir un service adéquat.

« Ce genre de mission pourrait également être utile dans d'autres parties des Balkans »

Que ressentez-vous de la part des autorités kosovares ?

L’année dernière, en 2020, le Conseil a décidé fin avril que nous devions nous préparer à un éventuel nouveau mandat, le nouvel "OpPlan" (plan d'opération). Le président Hashim Thaci a dit que nous devions juste discuter de certains détails. Puis il y a eu un nouveau gouvernement, nous avons donc attendu jusqu'à fin mai. Lorsque j'ai revu le président Thaci, il a soudain dit qu'il n'y avait plus besoin de la mission. Nous avons été très surpris. Quelques semaines plus tard, il avait de nouveau changé d'avis. Entre-temps, le bureau du procureur spécial avait rendu public le fait que des enquêtes le visaient [Hashim Thaci ndlr] sur des crimes de guerre présumés. Je pense qu'il voulait montrer qu'il n'essayait pas d’interférer. Aujourd'hui, aucun des candidats aux élections législatives de dimanche [14 février] ne nous a dit qu'il était mécontent du travail de la mission. Mais cela reste à voir.

Avoir un mandat renouvelé tous les un ou deux ans, n’est-ce pas gênant pour avoir une vision sur le long terme ?

Ces missions sont de nature temporaire. Cependant, l'État de droit est un processus qui prend du temps, plutôt lent. Lorsque la mission a été créée en 2008, l'idée était qu'en 2012 elle soit terminée. Puis, il y a eu des changements importants, car nous avons remis des compétences aux autorités. C'est donc une bonne idée de faire un bilan tous les deux ans. C'est, je pense, le minimum. Personnellement, je pense que la mission sera là pour encore 3-4 ans. Je ne pense pas qu'elle devrait être — et évidemment ce ne sera pas le cas — ici pour toujours.

Concernant la révision stratégique nous espérons avoir quelques indications d'ici la fin février, début mars. Nous devons commencer à planifier. Nous faisons un "OPLAN", le principal instrument de soutien de la mission pour les ressources, etc. Mais pour l'instant, nous devons attendre. Quoi qu'il arrive, j'espère que nous ne serons pas confrontés à l'incertitude, car ce n'est pas bon pour le moral du personnel.

Vous attendez-vous à diminuer fortement votre présence ?

Si on nous dit de réduire davantage, nous essaierons de le faire. Mais nous devons avoir une certaine masse critique, si nous voulons maintenir toutes nos différentes tâches. Pour réduire notre présence, peut-être devrions-nous alors transférer au bureau de l'UE le soutien au Dialogue Belgrade-Pristina. Mais nous ne devons pas non plus nous sous-estimer. Nous sommes parfois un peu trop critiques et sur la défensive. Tant que nous avons un rôle d'intervenant en matière de sécurité, je pense que nous devons avoir une présence minimale ici. Et puis nous avons cette nouvelle tâche de soutien des chambres spécialisées et du bureau du procureur (2).

« Nous devons garder une certaine masse critique, si nous voulons maintenir toutes nos différentes tâches »

...On a d'ailleurs eu l'impression qu'EULEX avait conduit elle-même les arrestations l'an dernier  ?

C'était une perception parce qu’on a vu nos véhicules. Mais notre rôle a été juste un soutien opérationnel et logistique au bureau du procureur spécialisé. Il est important que les gens comprennent ce que nous faisons. Il avait été même question il y a deux ans de changer le nom de EULEX, étant donné que la mission n'avait plus son mandat exécutif, mais on ne l'a pas fait... Nous, nous serions prêts à changer de nom de mission !

Le Dialogue avec Belgrade a repris en 2020, voyez-vous des avancées ?

C'est un processus qui va prendre du temps et le Dialogue est en quelque sorte le fer de lance pour essayer de trouver une solution politique. Mais il faut aussi que les deux parties apprennent à vivre ensemble. Entre le Kosovo et la Serbie, la culture du conflit est toujours là. Le Dialogue, plus que toute autre chose, dépend de la volonté politique, des deux côtés, de se rencontrer. Nous allons avoir un nouveau gouvernement au Kosovo. Nous espérons pour bientôt. Nous verrons alors quelle ligne de conduite ils adopteront.

(Propos recueillis par Aurélie Pugnet, envoyée spéciale à Pristina)

Interview réalisée dans les locaux du QG EULEX Kosovo à Pristina, en face à face, à la veille des élections générales, vendredi 12 février 2021, en anglais. Photos : AP/B2

  1. La Task Force anti-corruption « a été dissoute en octobre 2020. Elle a ensuite été rebaptisée et, comme elle n'aurait pas été établie (allegedly not established) conformément aux exigences légales, elle a maintenant été établie conformément à la loi. Comme elle n'était auparavant alimentée par aucune information ou renseignement, elle est maintenant mieux placée puisqu'elle est rattachée horizontalement au Département des enquêtes et au-dessus des divisions qui en dépendent. Ainsi, nous pensons qu'elle peut encore travailler de manière semi-indépendante (il a en outre le même personnel et le même mandat) et elle est beaucoup mieux alimenté en renseignements, ce qui manquait auparavant », précise Hubert van Eck Coster, chef de l'unité d'observation (monitoring) de la justice.
  2. Lire : Perquisitions à Pristina. Policiers européens et kosovars mobilisés. Krasniqi et Thaçi en prison (v3)

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