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Les compétiteurs deviennent plus agressifs. Il faut être plus stratégique. Les sept réflexions du général Burkhard (CEMA)

Le général Thierry Burkhard (DICOD)

(B2) Pour le nouveau chef d'état-major des armées françaises, il faut une autre grille de lecture des crises dans le monde, être plus vigilant, plus stratégique, mieux préparé, surtout au plan informationnel

Le général Thierry Burkhard a accepté de livrer le fil de sa pensée, juste avant la réunion du comité militaire de l'Union européenne.

Un contexte sécuritaire plus dur et plus incertain

« Nous vivons dans un monde plus dur et plus incertain. Nos principaux concurrents, la Russie et la Chine, ainsi que les puissances régionales émergentes, entendent jouer un rôle croissant et n'hésitent pas à utiliser leurs capacités militaires pour faire valoir leurs revendications de manière agressive et sans complexe. » Le multilatéralisme est remis en cause au profit d'une autre valeur.

Une nouvelle grille de lecture nécessaire

Difficile de distinguer les partenaires des compétiteurs

« La compétition devient l'état normal, qui concerne tous les champs aujourd'hui, y compris le militaire ». L'effet de la mondialisation joue. « Vous pouvez être, avec un même compétiteur, en compétition dans un endroit, en contestation dans un autre, et en coopération dans un troisième ».

L'état normal des relations internationales : la compétition

C'est une « nouvelle grammaire stratégique » qui s'écrit. « Le continuum « paix-crise-guerre » utilisé comme cadre stratégique pour interpréter la conflictualité depuis la fin de la guerre froide n'est plus suffisant ». Le triptyque « compétition-contestation-affrontement » est désormais plus adapté, selon le général.

Où est l'ennemi ?

Cela ne signifie pas que « tout le monde est ennemi. La situation est beaucoup plus complexe que cela. » Ce n'est que lors d'un affrontement qu'on peut qualifier un ennemi. « À ce stade, cela ne me semble pas utile ni nécessaire de définir un adversaire. L'OTAN d'ailleurs ne désigne pas son adversaire, stricto sensu ». Même si d'évidence, il y a un adversaire notable (NB : la Russie). « En fait, nous avons tous un vrai ennemi, c'est le terrorisme. Cela c'est sûr. »

Une insuffisance de réflexion stratégique

Même sur des engagements très ciblés, comme en Afghanistan ou au Sahel, il n'y a pas eu « une vision stratégique suffisante ». On n'est pas seulement face à un adversaire local. « Il y a d'autres compétiteurs stratégiques qui sont sur place », et jouent leur jeu. Ils « offrent une autre solution », qui peut paraître plus avantageuse « car moins regardante sur certains points, la tenue d'élections par exemple ». Elle peut contrecarrer l'action en cours. Il faut donc avoir une « vision plus stratégique d'une crise », apprendre à « tenir compte des compétiteurs » qui peuvent arriver et infléchir « par leur poids et leur volonté » la conduite du conflit.

L'exemple syrien

La guerre en Syrie est sans doute un des meilleurs exemples de ce nouveau mode de conflit basé sur une certaine « fluidité stratégique ». Le terrain était « déjà compliqué », mais d'une certaine façon maîtrisé. Quand les Russes s'invitent dans le conflit, ils « changent complètement la dimension de la crise ». Idem dans une certaine mesure en Centrafrique, ou pour la Turquie en Libye ou dans le conflit du Haut-Karabakh.

Garder les Turcs à bord

L'exemple parfait du compétiteur déterminé, mais partenaire, est la Turquie. « Un vrai sujet pour l'Europe et pour les Américains ». Mais où « la géographie commande ». La Turquie, « ce sont les détroits et l'accès aux mers chaudes pour les Russes. Stratégiquement et objectivement, nous ne pouvons donc pas en vouloir aux Américains de dire "attention à ne pas perdre les Turcs dans l'OTAN" ».

Les sept réflexions du général Burkhard

Une obligation d'agir avec les autres

Première leçon, « aujourd'hui, en Europe, il n'y a pas de pays qui puisse dire "je peux imposer ma volonté ou essayer de gérer mes affaires seul". » Conclusion concrète : « La France est dans l'OTAN, applique les normes OTAN, est solidaire et est engagée dans des opérations OTAN ».

Un esprit de défense européen à construire avec l'OTAN

Deuxième leçon, « construire contre l'OTAN serait une vraie erreur au plan militaire. À chaque fois que nous avançons seulement sous l'angle Europe de la défense à la place de l'OTAN, ce n'est pas audible dans les autres pays. » Il faut donc « les deux à la fois : l'UE et l'OTAN. La naissance d'un esprit européen de défense se fera non pas contre, mais avec l'OTAN ».

Pouvoir faire sans les Américains

Troisième leçon, les Américains divergent des Européens. L'affaire AUKUS l'a montré. La priorité stratégique outre Atlantique est de « faire face à la Chine. C'est là qu'ils jouent leur leadership mondial ». Les Européens auront toujours « besoin des Américains » à l'avenir. Mais ils ne doivent pas se résoudre à l'impuissance, « à se dire, si les Américains ne sont pas là, je ne peux pas faire. » L'exemple de l'Afghanistan a été clair sur ce point là. « Il y a une évolution chez nombre d'alliés. »

Un modèle d'armée équilibré

Quatrième leçon : il faut pour les armées françaises un « modèle crédible, cohérent et équilibré ». Cela signifie « pouvoir arriver à faire » avec certains moyens, même limités. Ce qui diffère du modèle complet qui est d'avoir toutes les capacités dans tous les domaines (NB : les Américains). La plupart des Européens ont, eux, opté pour une armée plus limitée à certains secteurs.

À terme, une répartition au plan européen

Cinquième leçon : des champs de réflexion s'ouvrent. Il faut « avoir une meilleure répartition des rôles » entre Européens. « Objectivement, nous n'y sommes pas aujourd'hui. Mais je ne suis pas sûr qu'on n'y arrive pas un jour. Il ne faut jamais désespérer. »

L'exemple Takuba

Sixième leçon : ce qui se passe avec Takuba « doit être observé avec attention ». Il y a là « un état d'esprit européen qui est en train de naître », qui est mû par une volonté « d'assurer la défense au loin » et est « l'expression d'une solidarité stratégique à double sens ». Plusieurs pays se sont engagés dans une coalition ad hoc dirigée par les Français. Une coalition « qui a résisté aux soubresauts » de deux coups d'États successifs. Cet exemple « peut être reproduit ». Car l'avantage de ces coalitions ad hoc « est de pouvoir s'extraire des complexités de structures un peu lourdes », type OTAN ou UE.

La guerre informationnelle

Septième leçon : la guerre moderne se mène par l'information. « Quand vous reprenez le déroulement du conflit Azerbaïdjan-Arménie, la première étape a consisté en un vrai façonnage des perceptions, délégitimant la posture arménienne au Haut Karabakh. » Ajoutez à cette posture, « un accord de défense de la Turquie avec l'Azerbaïdjan et l'implication israélienne, la livraison de matériels. » Cette perception d'une coalition invincible aboutit à « une espèce d’isolement militaire, car il renchérit pour tout autre acteur le coût de l'intervention. » L'utilisation des drones a joué un rôle tout autant tactique que stratégique. « Il y a eu une vraie guerre informationnelle, très forte, qui a parfaitement exploité les images de drones et a été extrêmement déstabilisatrice pour l'Arménie. » Elle a annihilé toute volonté de résistance et permis de l'emporter vite. La guerre était perdue avant d'être livrée.

La dissuasion, reine de toutes les batailles

Conclusion : « La guerre hybride, aujourd'hui, n'est pas une guerre à bas coût. Cela nécessite d'avoir un modèle d'armée crédible. Il ne faut pas juste répondre à une agression. Quand celle-ci arrive, il est trop tard. » L'impératif est clair. Il faut « améliorer notre connaissance du terrain, s’entraîner et, à travers ces entraînements, faire passer des messages. En un mot : dissuader, gagner la guerre avant la guerre. »

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)


Le CEMA en quelques dates

Né le 30 juillet 1964 dans le territoire de Belfort, Thierry Burkhard démarre sa carrière au 2e REP, le régiment étranger de parachutistes à Calvi, en Corse. Un des régiments mythiques de la Légion étrangère. Il part en Iraq, en ex-Yougoslavie, au Tchad et au Gabon. En 2008, il commande la 13e demi-brigade de la Légion (13e DBLE) à Djibouti, au moment des débuts de l'opération anti-piraterie de l'Union européenne, EUNAVFOR Atalanta. Il est ensuite porte-parole de l'état-major des armées (août 2010 - août 2013), juste au moment du début de l'opération Serval, puis conseiller du coordonnateur national du renseignement (Alain Zabulon) à l'Élysée. Il rejoint en août 2015 le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), le centre nerveux des opérations de l'armée française, comme  chef de conduite et chef (jusqu'en 2018). Un CPCO qu'il connait pour avoir été officier de veille en 1996 et adjoint J3 Europe en 2004. En juillet 2019, il est nommé chef de l'armée de terre puis, en juillet 2021, chef d'état-major des armées remplaçant le général François Lecointre (Lire sur le blog).


Pour aller plus loin, télécharger son opinion parue en anglais en Suède.

Lire aussi : Soit l’Europe fait face, soit l’Europe s’efface (Florence Parly)

Entretien réalisé en face à face, par visioconférence, en français, mercredi (20.10)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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