[Entretien] EUAM Ukraine. L’histoire d’une évacuation d’un pays en guerre. (Antti Hartikainen)
(B2 à Orhei, Moldavie) Une aventure. Mais une aventure organisée. Voilà comment au mieux qualifier la journée d’évacuation de la mission de l’Union européenne de soutien aux forces de sécurité intérieures, EUAM Ukraine, le 24 février dernier. Cette journée, Antti Hartikainen, chef de la mission, l'a racontée pour B2.
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Des plans d’évacuations
EUAM Ukraine était préparée. « Nous avons mis à jour nos plans, nous avons amélioré notre préparation à l'évacuation, nous avons formé notre personnel », explique Antti Hartikainen, le chef de la mission. « Nous évaluions très soigneusement la situation en Ukraine et nous essayons de prévoir ce qui va se passer », grâce aux analystes de sécurité de la mission, le travail avec la délégation de l'UE, avec les institutions européennes à Bruxelles, des Etats membres, les autorités ukrainiennes, leurs agences de renseignements ….
Réductions d’effectifs
Par exemple, donc la mission avait déjà réduit ses effectifs à Kiev, « environ 50-60 personnes étaient présentes, sur les 160 d’origine ». La veille de l’attaque, par mesure de précaution, le chef de mission a aussi décidé de fermer le bureau de Marioupol, dans le sud-est de l’Ukraine. « Je leur ai demandé de venir à Kiev. Il n'y avait que trois personnes. Elles sont arrivées dans la nuit du mercredi au jeudi. »
Le feu vert de Bruxelles
« Quand le matin [du jeudi 24 février], la guerre a commencé, nous avons décidé de partir. » Bruxelles et la mission s’était auparavant « mis d’accord sur les plans » et « informés ». Le commandant des opérations de la mission a été en contact avec le Service d'action extérieure. Et le SEAE a donné son « feu vert ».
Le personnel local emporté
Le personnel local, c’est à dire les traducteurs, les experts, « pour la plupart, est resté sur place », rapporte le chef de mission. « Nous leur avons offert la possibilité de nous rejoindre. Mais certains d’entre eux préféraient partir indépendamment. »
Départ à 11 heures
La mission a donc pris la route, dès 11 heures du matin, à bord de véhicules de la mission et des voitures personnelles de ceux qui le souhaitaient. En tout quatre convois, pour répartir les personnels du QG, du Business Center et du bâtiment annexe, leurs familles, un bagage par personne. Une voiture en plus, remplie d’ « archives » — c’est à dire des documents aux informations sensibles qui ne pouvaient pas rester à Kiev au cas où la ville tombe aux mains des Russes.
Et deux personnes minimum par voiture : une pour la conduite, une pour utiliser la radio et faire la navigation. Il a été aussi décidé que les « trois gars » qui étaient à Karkhiv les rejoindraient sur la route.
Plan A : direction Lviv
« Nous avons commencé à sortir en voiture de Kiev. C’était compliqué, très compliqué », se souvient-il, l’air encore impressionné. « Nous nous sommes déplacés selon le plan initial : vers l'ouest à Lviv. Mais le trafic ne bougeait pas du tout, nous restions bloqués pendant des heures sans même bouger. Je ne sais pas ce qui se passait à l’avant mais on ne bougeait pas du tout. Puis j'ai entendu dire que des opérations militaires pouvaient se dérouler en provenance de la Biélorussie, le nord-ouest de l’Ukraine. Alors, peut-être que même Lviv n'est pas si sûre », se remémore Antti Hartikainen.
Plan B : la Moldavie
Changement de plan immédiat. « Je me suis dit qu'il valait mieux passer au plan B et me diriger vers la Moldavie », explique-t-il.
La sécurité de la route choisie pour l'évacuation est essentielle. « Pour choisir une route, je dois évaluer quelle est la zone la plus probable sans opérations militaires. Éviter les aéroports militaires, les grands ponts, les hubs, les grands carrefours routiers…», les infrastructures critiques susceptibles d’être détruites, en quelques sortes, explique le chef de la mission. Evidemment, les routes de l’évacuation ont été aussi « planifiées à l’avance ». Puis, la salle d’opération de la mission a pris le relais, depuis Kiev, où les personnes de sécurité sont restés. « Ils nous guidaient, surveillaient le trafic, utilisaient les outils sur Internet pour voir quelles étaient les routes possibles ». En plus, des officiers de sécurité étaient présents dans les premières voitures de chaque convoi.
20 heures de route
« Ça aurait été plus rapide de marcher. Je pensais que nous étions complètement coincés. Jusqu'à Lviv, la circulation était très dense, puis ça a commencé à bouger. » En tout, ils ont conduit environ vingt heures de route, témoigne le Finlandais. Et les personnels de Kharkiv, encore plus. Sans arrêt « directement vers la Moldavie » — sauf urgence.
Aucun accident
Urgence… ou incidents. Le stress de la longue journée a bien impacté les membres de la mission. « Quelques personnes ne sont endormies au volant, l’une d’elle est passée sur le banc de la route, ily a eu d’autres cas où les gens ont perdu le contrôle du véhicule », par exemple, ou « un membre de mission a crevé un pneu de sa voiture personnelle, il a du la laisser sur le bord de la route. Lui et ses deux enfants sont montés dans ma voiture », raconte le chef. Mais « ils étaient très heureux de cette option. Il n’aurait probablement survécus à ce voyage très difficile ». Heureusement, tout le monde s’en est sortie indemne.
Arrivée au nouveau QG
Après vingt heures de route donc, arrivée en Moldavie. Le chef de mission reconnaît avoir utilisés ses « bons contacts » chez les gardes-frontières moldaves et ukrainiens pour s’assurer un passage de la frontière pour les convois.
Objectif : trouver un point de chute. Il faut, en somme, un endroit assez grand pour héberger environ 60 personnes, des bureaux, pour une durée indéterminée, et une bonne connexion internet. C’est comme ça que EUAM s’est retrouvée dans ce complexe hôtelier où nous les rencontrons ce jour là. Un complexe situé sur la route entre Chisinau, la capitale de la Moldavie et Orhei, une ville située un peu plus au nord. L’hôtel était fermé pour la saison basse. Ils ont réouvert pour eux.
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Un open space
Ici, EUAM a établi son QG évacué, dans trois pièces d’environ 35 mètres carrés du Business Center de l'hôtel. Quelques tables et quelques ordinateurs, désormais EUAM travaille en « open space ». Au fil du temps, beaucoup d’employés internationaux sont arrivés et quelques locaux. Le reste des internationaux sont pour la plupart dans leur pays d'origine. C'est un peu un mode d'attente. Pas beaucoup de possibilités de faire le travail efficacement. On ne peut pas se préparer et les partenaires locaux ne sont pas prêts à reprendre le travail.
L’évacuation du reste du personnel
Si les personnels de la sécurité eux, doivent rester sur place, le personnel local a continué à avoir l’opportunité de bénéficier du soutien de EUAM pour quitter l’Ukraine. « L’Union européenne a organisé une évacuation, certains membres de la mission l'ont prise pour aller à Lviv. Ils ont aussi la possibilité d'utiliser nos véhicules restés à Kiev — il en reste un grand nombre car il n'y avait pas assez de personnel pour les conduire ». Mais « c’est compliqué », reconnaît le Finlandais. En plus, « nous avons gardé contact avec peu de personnes, c’est un peu inquiétant ». Il relativise immédiatement : « Mais je n'ai pas entendu de mauvaises nouvelles. Beaucoup de membres de la mission vivent actuellement dans des conditions difficiles, avec leurs familles, cachés dans les abris. »
Fourniture de kits de premiers secours
Ici, en Moldavie, la mission s’efforce de continuer à travailler. Mais ça aussi c’est difficile, le « business as usual », alors que les partenaires font face à la guerre. Impossible même. Alors, ils s’adaptent.
La mission fait de la « planification d'activités futures », explique Antti Hartikainen. EUAM organise des « paquet d'aide matérielle d'urgence pour la police nationale de l'Ukraine, les gardes-frontières, le service de sécurité », c’est en somme des « biens de base, comme des kits de premiers secours, des rations alimentaires style militaires, etc. » « Nous les préparons en ce moment même, pour les livrer aussi vite que possible. »
Continuer les activités
Autre changement : « Nous voulons soutenir les États membres de l'UE et les institutions de l'UE dans la fourniture de l'aide humanitaire en Ukraine, dans les processus frontaliers au points de passage de frontière. Ainsi que mettre en place un système déployant des conseillers à ces points de passage frontaliers du côté de l’Ukraine. En plus, nous voulons analyser ces trafics frontaliers : conseiller sur la façon de rendre le passage des réfugiés aussi facile que possible », dévoile le chef de mission. En somme, faciliter le passe des réfugiés et de l’aide à la frontière. L’idée serait de se positionner en Slovaquie et Pologne. L’idée vient de lui, Antti Hartikainen, « parce que j’ai longtemps travaillé chez EUBAM [la mission qui soutien le développement de la gestion des frontières entre la Moldavie et l’Ukraine], donc l’idée m’est venue tout de suite » (1). « Nous nous préparons à ce que ce soit actif dès que le Conseil aura pris la décision ». Prévue pour lundi, le 21 février, selon nos informations.
Pour en savoir plus, lire : EUAM Ukraine se redéploie aux frontières avec l’Union européenne. Objectif : faciliter le transit des réfugiés
(Aurélie Pugnet, envoyée spéciale en Moldavie)
- Lire notre portrait : Un Finlandais bientôt à la tête de la mission EUAM Ukraine (V2)
Entretien réalisé jeudi 10 mars à Orhei. En anglais, en face à face.