La voie vers les 5% sera rude et semée d'embûches - militaires engagés dans la lutte contre l'orpaillage (Photo : MinArm France / EMA)
Billet EditorialDéfense nationaleOTAN

[Analyse] L’objectif 5% de défense de l’OTAN. Un objectif coûteux, mirifique, dangereux ?

(B2) L'objectif fixé, au sommet de la Haye le 25 juin, par les Alliés pour leurs dépenses de défense (3,5% et 5%) a un côté irréaliste. Il ne repose pas sur des bases sérieuses. Et parait, surtout, intenable au plan économique, social et politique. Il pourrait, au final, aboutir au contraire de l'objectif visé. Démonstration...

Pour être concret, il ne faut pas prendre des pourcentages mais des montants bruts, en euros ou en dollars. Afin de bien mesurer l'effort à accomplir. C'est l'objectif de notre tableur qui se base sur les seuls chiffres fiables existants : ceux de 2024 (cf. encadré).

Deux chiffres pour le prix d'un

L'objectif défini au sommet de la Haye, mercredi 25 juin, recouvre en fait deux chiffres : 3,5 % du PIB pour l'aspect strictement militaire, 5% au total pour la défense et sécurité, notamment pour les infrastructures critiques, le cyber... (lire : [Alerte] Les Alliés s’engagent à investir jusqu’à 5% de leur PIB dans la défense et les dépenses connexes). Seul le premier a une véritable valeur pour les dépenses de défense, et doit être comparé à l'objectif actuel de 2%. L'autre n'étant là que pour la beauté du geste et démontrer que l'Alliance accepte l'objectif fixé par le président américain de voir l'ensemble des Alliés dépenser davantage (lire : [Analyse] Dépenses de défense : objectif 5% ou comment amadouer Donald Trump, avant le sommet de La Haye).

Un effort important à faire

Les pays qui peuvent prétendre aujourd'hui atteindre cet objectif se comptent sur les doigts d'une seule main ! Seuls trois États de l'UE ont ainsi déjà dépassé les 3,5% en 2024 pour leurs dépenses militaires ou l'avoisinent (Estonie, Lettonie, Pologne) et deux autres n'en sont pas très éloignés car dépassant déjà les 3% (Lituanie, Grèce). Pour tous les autres, qui se trouvent soit autour des 2% (une grande majorité - la moyenne dans l'UE est de 2,02% en 2024), l'addition risque d'être lourde. Pour ceux qui tournent autour des 1,5% (Italie, Portugal) ou en-deçà (Belgique, Luxembourg), elle l'est encore davantage(cf. encadré 1). Le premier objectif de ces "mauvais élèves" de la classe OTAN étant déjà d'atteindre les 2%.

Un chiffre mirifique

Ce ratio fixé en fonction du produit intérieur brut a un côté irréaliste. Pour être concret, il ne faut pas rapporter la dépense de défense seulement à la richesse du pays mais aussi (et surtout) à ses dépenses publiques. Car, contrairement à d'autres vecteurs de dépense, la défense (militaire) est supportée intégralement par le budget public de l'État.

Ensuite, cet investissement supplémentaire devra être répété chaque année. Officiellement il s'agit de rattraper le retard (réel) dans certains investissements de défense. Dans les faits, l'objectif fixé ne correspond aucunement à un rattrapage mais à un effort pérenne dans le temps.

Autant dire qu'un milliard d'euros en plus de dépenses pour la défense suppose dans la plupart des États soit une diminution proportionnelle d'autres dépenses, soit une augmentation des impôts, soit une augmentation de la dette.

Une triple équation difficile à atteindre

Seuls des pays disposant de certaines réserves telles la Norvège ou l'Allemagne peuvent se permettre de dépenser plus sans trop de douleur. Mais même dans la riche Allemagne, cet objectif signifie un investissement supplémentaire de 60 milliards d'euros par an ! A l'horizon 2035.

À l'échelle de l'Union européenne aussi, l'addition sera conséquente. Au plus tard en 2035, il faudra dépenser 285 milliards $ (266 milliards €) en plus chaque année pour la défense ! De fait, seuls les États confrontés directement à la menace russe ou à la déstabilisation de l'Ukraine sont aujourd'hui prêts à faire cet effort notable. Et encore (cf. encadré 2).

Hors de l'UE, la situation est identique. Les très euro-atlantiques Turquie et le Royaume-Uni sont loin de l'objectif : ils atteignent péniblement l'un 2,09%, l'autre 2,33% en 2024. Quant au Canada, il est à la traîne et figure parmi les "mauvais élèves" de l'Alliance (1,37%).

Difficile à tenir économiquement et politiquement en France

Dans l'hexagone, il faudrait trouver 42 milliards d'euros de plus par an, le budget se montant alors à plus de 100 milliards d'euros. Cela représenterait (à l'aune de 2024) près d'un quart des dépenses publiques. Un chiffre quasiment inatteignable avec le taux d'endettement français (près de 6% en 2024). Donc peu sérieux et durable en termes économiques.

Au niveau politique, cet objectif risque de ne pas être tenable et tenu. Le gouvernement actuel, dirigé par le centriste François Bayrou (MODEM/Renew), est à la merci d'une motion de censure sur son budget d'économies (40 milliards à trouver pour 2026). Ce n'est pas une question de personne. Tout autre gouvernement sera confronté au même dilemme. Presque doubler le budget de la défense apparait une provocation. Même dans un pays où la défense fait globalement consensus.

Tout investir en militaire apparait déconnecté des réalités et des autres besoins de sécurité  où un réinvestissement massif est (aussi) nécessaire : le système hospitalier, les réseaux (ferroviaires, électriques...) sont à flux tendus et la moindre faille expose l'ensemble de la société française à une défaillance. Sur ce plan la "leçon" ukrainienne de la résilience du pays n'a pas été tirée.

Une addition lourde dans une bonne dizaine de pays

La même équation d'impossibilité politique, économique et sociale se retrouve dans plusieurs pays, en particulier du sud de l'Europe qui étaient en 2024 encore très éloignés de l'objectif de 2% (Grèce exceptée).

Pour l'Espagne, cela nécessite un investissement supplémentaire de près de 36 milliards d'euros, pour l'Italie, de 44,5 milliards, pour le Portugal 5,6 milliards, pour la petite Slovénie 1,46 milliard d'euros.

Même tâche ardue à attendre dans les pays du Benelux. La Belgique devra investir, à l'horizon 2035, 13,5 milliards de plus chaque année, les riches Pays-Bas près de 20 milliards d'euros, le Luxembourg 2,2 milliards d'euros. Si on le rapporte à l'achat d'avions de transport A400M, cela supposerait que le Grand-Duché achète une petite quinzaine d'avions A400M... par an ! On voit bien l'absurdité du chiffre.

Un objectif instable 

L'addition va se révéler si lourde à tenir que l'objectif pourrait soit ne pas être tenu, soit aboutir à l'explosion en vol du consensus existant dans la plupart des pays européens sur la défense et à une instabilité politique redoublée. De fait, c'est la résilience de la population et de l'État, dont la vertu stratégique a été mise en avant dans la guerre russo-ukrainienne, qui pourrait en pâtir. Et l'unité de l'Alliance par ricochet

Et c'est bien en soi l'objectif stratégique poursuivi par Donald Trump (le même que celui du Russe Vladimir Poutine) : neutraliser les Européens. En les obligeant à surconsommer du matériel militaire (en bonne partie américain), il les oblige d'une part à négliger certaines autres dépenses de compétitivité, d'autre part les pousse à la faute économique et politique.

Pour la beauté du chiffre

Il faut cependant rester optimiste. Cet engagement a un avantage de poids : il est fixé pour 2035. D'ici là, Donald Trump ne sera plus au pouvoir, comme la plupart des dirigeants qui auront apposé leur signature sur la déclaration commune de La Haye.

Il pourra ainsi être assez facile d'adapter l'objectif de 5% au gré des circonstances. La notion de dépenses supplémentaires de sécurité et de défense (infrastructures critiques, protection civile, mobilité militaire...) est extensible. Elle peut permettre d'englober nombre de dépenses duales. Comme elle englobe déjà toute l'aide militaire à l'Ukraine. Ce qui en facilite la tenue.

Enfin, il serait possible de repousser de quelques années la 'deadline'. Car d'ici dix ans, une série d'autres crises peuvent survenir (catastrophes naturelles, nucléaires, climatiques, etc.) qui pourraient prendre le pas sur les menaces actuelles. La révision prévue en 2029 en sera une occasion.

(Nicolas Gros-Verheyde)


1. Combien faut-il dépenser pour arriver à l'objectif de 3,5% ou 5%

Pour avoir des chiffres fiables, nous sommes partis des chiffres (PIB, budget de défense) de 2024. Le différentiel devrait être moins grand, les budgets 2025 étant sur une tendance haussière dans quasiment tous les pays. Mais, au final, le gap reste tout aussi... intense. NB : Les chiffres de défense et de PIB en dollar sont ceux fournis par l'OTAN, celui du PIB en euros par Eurostat, tandis que le cours moyen euro/dollar est celui établi à 1,07 par la Banque de France.

        Objectif> 2,00% 3,50% 3,50% 5,00% 5,00%
État PIB 2024 PIB 2024 Dépenses défense   Budget Budget Différence Budget Différence
  Millions € Millions $ Millions $ % Millions € Millions € Milliards € Millions € Milliards €
Belgique 613 983,9 655 744 8 519 1,30% 12 280 21 489 13,53 30 699 22,74
Bulgarie 103 723,0 106 721 2 325 2,18% 2 074 3 630 1,46 5 186 3,01
Tchéquie 318 895,7 326 130 6 834 2,10% 6 378 11 161 4,77 15 945 9,56
Danemark 396 960,1 418 584 9 940 2,37% 7 939 13 894 4,60 19 848 10,56
Allemagne 4 305 260,0 4 610 035 97 686 2,12% 86 105 150 684 59,39 215 263 123,97
Estonie 39 510,1 41 886 1 437 3,43% 790 1 383 0,04 1 976 0,63
Irlande 533 444,1   1 230 0,23% 10 669 18 671   26 672 25,52
Grèce 237 573,4 249 811 7 684 3,08% 4 751 8 315 1,13 11 879 4,70
Espagne 1 591 627,0 1 658 360 21 269 1,28% 31 833 55 707 35,83 79 581 59,70
France 2 919 899,9 3 120 348 64 271 2,06% 58 398 102 196 42,13 145 995 85,93
Croatie 85 609,8 89 895 1 624 1,81% 1 712 2 996 1,48 4 280 2,76
Italie 2 192 181,6 2 311 170 34 462 1,49% 43 844 76 726 44,52 109 609 77,40
Chypre 33 567,7   598 1,78% 671 1 175   1 678 1,12
Lettonie 40 208,4 45 152 1 421 3,15% 804 1 407 0,08 2 010 0,68
Lituanie 78 409,8 80 717 2 300 2,85% 1 568 2 744 0,59 3 920 1,77
Luxembourg 86 104,0 60 689 785 1,29% 1 722 3 014 2,28 4 305 3,57
Hongrie 206 208,5 231 612 4 889 2,11% 4 124 7 217 2,65 10 310 5,74
Malte 22 462,5   109 0,49% 449 786   1 123 1,02
Pays-Bas 1 134 115,0 1 162 883 21 460 1,85% 22 682 39 694 19,64 56 706 36,65
Autriche 484 222,8   5 258 1,09% 9 684 16 948   24 211 19,30
Pologne 845 651,9 848 857 34 975 4,12% 16 913 29 598 -3,09 42 283 9,60
Portugal 285 184,5 298 976 4 627 1,55% 5 704 9 981 5,66 14 259 9,94
Roumanie 353 821,1 383 921 8 644 2,25% 7 076 12 384 4,30 17 691 9,61
Slovénie 66 968,1 73 517 949 1,29% 1 339 2 344 1,46 3 348 2,46
Slovaquie 130 985,1 142 812 2 841 1,99% 2 620 4 584 1,93 6 549 3,89
Finlande 276 172,0 302 719 7 308 2,41% 5 523 9 666 2,84 13 809 6,98
Suède 559 138,7 626 536 13 428 2,14% 11 183 19 570 7,02 27 957 15,41
Total UE 27 17 941 888,7 17 847 075 366 873 2,06% 358 838 627 966 285,09 897 094 554,22
  1,07   342 872          
* non membre de l'OTAN                

Documents :


2. Du danger des comparaisons Est-Ouest

La plupart des pays du flanc Est n'ont pas un produit intérieur brut très élevé. Même la Pologne qui a eu un rattrapage économique fulgurant a un PIB inférieur de moitié à celui de l'Espagne. Quant à celui de la Lettonie, il est deux fois inférieur à celui du Luxembourg. Or, le coût des matériels est sensiblement identique en Europe.

Même avec un budget en expansion avoisinant les 4%, la petite Lettonie — avec son 1,4 milliard $ pour la défense — ne peut ainsi pas se payer tout le matériel qu'elle souhaiterait. Une seule batterie Patriot complète consomme quasiment les deux tiers de son budget de défense annuel. Là où le Luxembourg peut se payer deux batteries en un an, sans toucher à son budget de défense !

De plus, ces pays ont eu un réel effort de rattrapage à effectuer en termes de modernisation d'armements pour se défaire de l'équipement soviétique. Une question de renouvellement classique d'un matériel vieillissant mais aussi de pure sécurité à l'heure des tensions avec le grand voisin russe. Défi que n'ont pas à prendre en compte des pays comme la France, l'Italie ou l'Allemagne. Prendre donc en exemple l'effort exemplaire de ces pays repose sur des bases erronées.


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Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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