Le général Lanata à un comité militaire de l'OTAN (crédit : novembre 2018)
Coopération militaire

[Entretien] Les opérations doivent être la boussole commune de notre transformation (Gén. André Lanata)

(B2) À la tête du commandement de la transformation de l'OTAN, le général Lanata est à un poste clé pour apprécier les changements en cours dans le monde. Un véritable laboratoire pour la guerre de demain et d'aujourd'hui

Le général A. Lanata lors d'une réunion militaire à l'ACT, Norfolk (crédit : OTAN, novembre 2018)

L'ACT, basé à Norfolk (USA, Virginie), est dirigé de façon classique — depuis la réintégration de la France dans les commandements de l'OTAN — par un Français. La tradition s'est faite d'avoir un 'aviateur' à ce poste. Le général Lanata ne faillit pas à cette tradition. Il a été le chef d'état-major de l'armée de l'air entre septembre 2015 et août 2018, après avoir exercé (notamment) des fonctions de directeur adjoint des affaires internationales et stratégiques au SGDSN, d'adjoint au sous-chef d'état-major Opérations et sous-chef Plans de l'état-major des armées.

Quelle est votre tâche, votre défi premier au commandement de la transformation ?

— Préparer l'avenir. Nous devons analyser notre environnement sécuritaire et les conséquences qui en résultent. Il y a un besoin d'adaptation en permanence. L'enjeu, c'est d'arriver à le faire à 29, et bientôt à 30. C'est important d'avoir une lecture commune des enjeux de sécurité. Et surtout d'avoir la bonne vitesse d'adaptation.

L'Alliance s'est toujours adaptée au fil du temps. Rien de nouveau ?

— Durant la guerre froide, nous étions dans un monde plus statique et figé. Aujourd'hui, non seulement cela ne cesse d'évoluer, mais cela s'accélère. Notre responsabilité, c'est de concevoir les adaptations de notre outil militaire, que réclament ces évolutions, qu'elles soient technologiques, géostratégiques, opérationnelles, humaines, conceptuelles. Il faut aligner tout cela en permanence pour garantir l'évolution de nos forces.

Comment cela se décline ?

— Nous produisons des analyses sur les grandes tendances sécuritaires, dans des stratégies, par exemple le FFAO (Framework for Future Alliance Operations) (1), ainsi des études plus ciblées sur le Grand Nord, sur l'Afrique du Nord, l'impact démographique ou du climat. Il ne faut pas s'étonner que les crises se produisent là où les balances démographiques sont significatives. Nous alimentons les chefs sur l'avenir possible. Notre position à Norfolk est plutôt un atout. Cela nous donne un accès plus facile à nombre de think-tanks présents aux États-Unis.

Quel sera cet avenir en quelques lignes ?

— Il est difficile de prétendre écrire l'avenir. Mais un point est certain : le facteur technologique sera dominant. Et il sera de plus en plus initié et maîtrisé par des acteurs privés. Ce ne sera donc plus l'apanage des (seuls) acteurs de défense. C'est un changement fondamental, dont on n'a pas encore anticipé toutes les conséquences. L'accès à la technologie devient accessible à tous, y compris par des acteurs non traditionnels qui les exploitent à notre détriment. Ce sont d'ailleurs davantage les usages d'une technologie qui font la différence que l'innovation en elle-même...

... les militaires n'ont donc plus de monopole technologique ?

— C'est un défi. Les militaires continueront d'avoir des technologies disruptives. Mais pas toutes. On trouvera demain dans le commerce de l'intelligence artificielle ou des capacités de calcul très supérieures à celles d'aujourd'hui. On trouvera aussi des véhicules autonomes, qui peuvent être utilisés dans l'air, sur mer, comme sur terre. Cette tendance lourde complique les enjeux de sécurité.

C'est la guerre de demain que vous préparez ?

— Pas seulement, la guerre de demain, mais aussi celle d'aujourd'hui. Quand on travaille sur l'interopérabilité de nos forces, cela a des effets immédiats. [...] Quand on fixe une planification de défense — qui consiste à décrire les volumes de forces nécessaires pour faire face aux différents scénarios d’engagement — cela, aussi, a un effet immédiat.

Le cyber, nouveau domaine de l'OTAN

... Et il y a le cyber ?

— Oui le cyber est rentré progressivement dans le champ de compétence de l'OTAN. Il y avait déjà une fonction cyber identifiée, pour la protection des systèmes OTAN, la formation et l'entraînement, une démarche d'interopérabilité. En 2016, le cyber a été déclaré nouveau domaine opérationnel. Plusieurs études ont été menées pour définir quel était le niveau d'ambition que les États voulaient confier à l'OTAN. Au sommet de Bruxelles en juillet 2018, on a décidé de franchir une autre étape...

... avec un commandement ? 

— Oui. On va déployer un centre d'opérations cyber de l'OTAN, placé sous le commandement de l'ACO (Allied Command Operations), qui devrait attendre une pleine capacité opérationnelle en 2021.

Un centre qui peut faire des cyber-offensives ?

— Non. Ce que les pays ont entendu confier à l'OTAN est limité au cyber-défensif. L'offensif reste dans la main des nations qui veulent opérer dans ce domaine.

Quel est l'enjeu principal aujourd'hui ?

— La dimension humaine. Comment disposer de l'expertise suffisante dans les nations et... au sein de l'OTAN ? C'est une question-clé. Car quand une ressource est critique, on n'a pas toujours envie de le partager. Dans tous ces domaines (intelligence artificielle, véhicules autonomes, espace, cyber, atomes), qui sont tous des niches technologiques, le capital humain constitue, si ce n'est l'enjeu central, au moins un des enjeux principaux.

L'expertise existe cependant ?

— Oui. Mais ce que nous avons besoin, ce sont de personnels qui disposent de l'expérience opérationnelle pour pouvoir les exploiter sur le terrain. C'est tout le sens du développement capacitaire. La technologie en elle-même n'a pas de sens. On doit l'exploiter à des fins opérationnelles. Si on a un grand spécialiste de l'aéronautique qui ne sait pas comment employer l'arme aérienne, cela ne sert rien. C'est une vraie difficulté. Quand quelqu'un arrive au bon niveau de maturité opérationnelle, on le perd, car les entreprises civiles peuvent lui faire de meilleures offres.

Comment lier l'opérationnel et le capacitaire

Vous parlez beaucoup d'opérationnel, c'est votre passé de sous chef d'ops durant certaines opérations (Serval et Barkhane) qui vous fait plaider cela ?

— J'ai été aussi sous-chefs plans. J'en ai retenu une leçon principale : le développement capacitaire doit rester collé à la finalité opérationnelle. Les opérations doivent être la boussole commune de notre transformation. Si on n'a pas une compréhension intime de ce dont ont besoin les utilisateurs sur le terrain, on ne répond pas bien aux questions posées et on n'est pas suffisamment réactif dans notre développement capacitaire. Si on regarde comment fonctionne aujourd'hui une start-up, c'est l'usage qui est à la base de la dynamique du développement. Le rythme est tel aujourd'hui, que le temps de définir le besoin, de chercher un industriel, de passer les contrats, etc. la technologie a évolué. Et on doit tout recommencer. Face aux technologies d'usage, notamment dans le digital, si vous ne rapprochez pas l'opérationnel de ceux susceptibles d'apporter une solution, vous ne serez pas suffisamment réactifs.

Cela signifie une révolution mentale ?

— C'est un sacré changement de mentalité en effet. Ce changement ne doit pas être que dans les commandements. Cela nécessite de penser une adaptation permanente, et pas qu'au niveau technologique. Cela doit se retrouver dans tous les processus, d'acquisition et de développement capacitaire, il faut adapter les organisations, la réactivité et rapprocher les opérationnels des 'techno'.

Les opérations sont la boussole dites-vous, cela peut paraître évident pour des Français engagés de façon intensive au Sahel. Mais pour les autres qui sont moins engagés ?

— Ce n'est pas un secret que tout le monde n'est pas engagé dans les mêmes régions au même niveau. Pour autant, chacun a une expérience opérationnelle. La démarche que nous poursuivons est justement d'amener ces pays au même niveau de maturité opérationnelle. C'est davantage cette culture d'emploi opérationnelle que les standards techniques (même s'ils sont indispensables), qui nous permet au coup de sifflet bref d'opérer une frappe en Syrie entre Français, Américains et Anglais, en moins d'une semaine (2).

Cela facilite par exemple l'intégration des Estoniens ou Britanniques dans l'opération française au Sahel (Barkhane) ?

— J'en suis convaincu. Cela permet d'aller plus vite et plus facilement. Le travail accompli a des effets induits au-delà du strict périmètre de l'Alliance. On a les mêmes procédures, une même culture. On partage ce fond de sac otanien.

L'OTAN est engagée dans un grand renforcement de sa présence dans l'Est de l'Europe. Quel est l'objectif ?

— On cherche à montrer la volonté de l'OTAN avec la réactivité suffisante à tout scénario pouvant affecter la sécurité collective des États européens. Constatant le niveau de durcissement de la situation, je ne trouve pas aberrant qu'on élève le niveau de posture de nos forces. C'est autant un message politique qui est envoyé qu'un message opérationnel qui vise à crédibiliser la posture de l'Alliance face à l'attitude russe.

Dernier sujet, délicat, les équipements

On a souvent critiqué le processus de standardisation de l'OTAN, comme servant à promouvoir les industriels américains ?

— Chacun a à cœur de promouvoir ses propres équipements, ses propres standards. On doit rappeler que la règle qui nous régit est celle du consensus. Lorsque des règles sont adoptées, elles sont approuvées à 29. La démarche de standardisation est pilotée par la CINAD, par les directeurs d'armements. Cela fonctionne bien aujourd'hui. [C'est vrai,] je n'ai pas d'exemple en tête le fait que cela présente d'autres intérêts qu'Américains.

Les coopérations européennes ne sont-elles pas contradictoires avec cet objectif ?

— Au contraire. C'est indispensable. Le contexte sécuritaire est plus exigeant. Il parait naturel que les Européens augmentent leur effort de défense. Sur ce point, la tendance est amorcée, même si certains peuvent estimer que ce n'est pas suffisant...

... Mais l'objectif est aussi de développer l'industrie européenne plutôt qu'une autre ?

— Si les pays européens renforcent leur capacité de défense, cela va dans le bon sens. Le sens réclamé par la partie américaine.Tous les efforts que fourniront les Européens pour renforcer leurs capacités de défense serviront de facto les intérêts de l'Alliance et de la sécurisation du continent européen.

Dans le Nord de la Syrie, la Turquie a pris une position qui peut sembler à rebours des autres alliés. Cela n'est-il pas gênant ?

— La Turquie est un membre de l’Alliance à part entière. Ce qui s'est passé en Syrie est d'abord un enjeu politique avant d'être un enjeu opérationnel. Dans cette Alliance, la coopération militaire fonctionne bien (3). Je ne dis pas que c'est parfait. Je suis le premier à dire qu'il y a un besoin d'adaptation permanente. Mais quand nos autorités politiques appuient sur le bouton, ça marche. Si on a réussi à s'engager de cette façon, au fil des années, avec une efficacité croissante, c'est d'ailleurs qu'on a réussi les adaptations nécessaires.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalisé au siège de l'OTAN, à Bruxelles, en face-à-face, en marge de la réunion des ministres de la Défense, le 23 octobre 2019. Republié début février du fait d'un problème technique.

  1. Télécharger le FFAO 2018
  2. Moins d'une semaine après que la ville syrienne de Douma (samedi 7 avril) ait été frappée par des armes chimiques, dans la nuit de vendredi à samedi 14 avril, les forces américaines, britanniques et françaises procèdent à des frappes sur trois sites liés au programme syrien d'armes chimiques. Lire aussi :
  3. Réponse effectuée avant parution de l'interview d'Emmanuel Macron sur 'l'OTAN en mort cérébrale', mais après les propos au sommet européen déjà particulièrement acrimonieux pour l'Alliance (lire : La faute lourde des Occidentaux et de l’OTAN en Syrie (Emmanuel Macron).

Lire aussi : Une réunion au sommet de l’OTAN (3 et 4 décembre 2019) emplie de brouilles et d’amertumes

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.