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[Entretien] Coordonner les marines dans le golfe de Guinée : nécessaire (contre-amiral Hervé Hamelin)

Hervé Hamelin (crédit : DR)

(B2 - exclusif) La zone est vaste. Les défis ne manquent pas : piraterie maritime, trafics en tout genre, surpêche... La combinaison des efforts militaires et civils, des États et de l'Union, dans le golfe de Guinée est donc nécessaire.

Pour bien comprendre les tenants et aboutissants, rien de mieux que de parler au contre-amiral Hamelin*. Le golfe de Guinée a été désigné en janvier comme la première zone-pilote pour mettre en œuvre le concept des présences maritimes coordonnées (lire : Le golfe de Guinée, zone maritime d’intérêt européen). L'expérience se met en place doucement autour de deux piliers : la présence en mer et le renforcement des capacités (lire : Un ou deux navires sur zone en permanence. Le soutien capacitaire rame). D'ores-et-déjà, les Européens ont planté des pistes pour développer ce concept dans une seconde zone : l'Indo-Pacifique (lire : Des présences maritimes coordonnées en mer de Chine ?).

Face aux pirates et aux trafics, une solution coordonner la présence en mer

Le golfe de Guinée est devenu aujourd'hui une des zones les plus dangereuses pour les marines relayant le golfe d'Aden dans l'esprit des Européens ?

— Le golfe de Guinée est devenu aujourd'hui un passage très compliqué pour les navires. C'est sûr. Pour la marine marchande c'est un gros problème. Mais la piraterie n'est pas la seule menace. Il y a aussi des trafics de toutes sortes — drogues, armes, êtres humains — qui posent des problèmes. Les slow movers venus d'Amérique ne viennent pas jusqu'aux côtes et répartissent leur cargaison ensuite sur de plus petits bateaux. Sans oublier la surpêche.

Revenons à la piraterie. On a l'impression que les attaques de pirates augmentent et que les pirates passent à un mode plus industriel ?

— En fait, depuis quelques années, on a un niveau relativement stable d'attaques : une centaine par an, en moyenne (piraterie et brigandage) : 111 en 2019, 114 en 2020. Mais il y a des pics à des moments de l'année. Ce que l'on observe surtout, c'est une augmentation des prises d'otages : 142 marins enlevés en 2020, 146 en 2019 [60 en 2017, NDLR]. Mais c'est surtout une dilution sur toute la zone qui apparait. C'est un peu la rançon des efforts. Quand un État protège mieux ses côtes, les pirates partent plus loin, en haute mer. À la piraterie artisanale succède une piraterie plus organisée, mieux armée, avec des bateaux mères, comme dans l'Océan indien.

...d'où cette idée de coordonner l'action des marines des États membres dans le golfe de Guinée  ?

— Cette volonté de mettre en cohérence les actions de l'Union européenne est née en effet autour de 2015 avec un constat : nous avons une zone immense avec des marines qui opèrent déjà dans la région — la France est présente depuis 1990 en quasi-permanence avec l'opération Corymbe, le Portugal [à partir de Sao Tome e Principe, Cap vert ou Guinée Bissau], l'Espagne aussi, etc. Avec des défis de toutes sortes, près des côtes ou au large. Autant mieux répartir et coordonner les efforts de chacun.

Cela va permettre une présence permanente en mer ?

— La notion de permanence sur une telle zone aussi étendue est difficile à assurer. Mais on peut mieux anticiper la répartition et mieux partager l'information. La période critique pour les attaques pirates se situe d'octobre à mars-avril, plus favorable aux pirates — les conditions météorologiques en mai-septembre leur étant plus défavorables. L'idée est donc de concentrer les moyens sur cette période critique, mais aussi de ne pas oublier les autres enjeux que la piraterie.

Nous avons un commandement commun ?

— Non. Chaque État reste souverain. Mais chacun partage avec les autres son programme de déploiement de navires, d'exercices. C'est un système souple, avec ses avantages et ses inconvénients. Ce n'est pas un mécanisme de politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Cela permet donc d'associer des pays comme le Danemark [qui a un opt-out au traité en matière de défense, NDLR]. C'est non contraignant, donc plus facile d'y participer.

Comment se passe alors la coordination ?

— Une cellule à Bruxelles reçoit les informations, son programme d'exercices notamment. La MAICC [Maritime Area of Interest Coordination Cell], ce sont cinq à six personnes, avec une double casquette, bien connectées aux marines de leurs États, le Ceclant [le commandant en chef pour l'Atlantique] et l'état-major opérationnel de la marine pour la France. Cela permet de fournir à l'Union européenne sa propre appréciation de situation au niveau stratégique.

Qu'est-ce qui se passe en cas d'incident ? Cela passe par Bruxelles ?

— Non. La MAICC a davantage un rôle de coordination à moyen terme, mais pas au niveau tactique. Pour les incidents, on utilise un mécanisme assez similaire à celui qui existe sur la Corne de l'Afrique. Un navire marchand alerte le MDAT-GOG [Maritime Domain Awareness for Trade – Gulf of Guinea], établi à Brest et Portsmouth, dont le numéro de téléphone figure sur toutes les cartes marines. Celui-ci répercute l'alerte sur le centre opérationnel plus proche. Dans la plupart des cas, c'est la marine du pays concerné qui va agir. Le temps est, en effet, un élément-clé pour réagir. C'est essentiel, aussi pour des raisons juridiques : dans les eaux territoriales, ce sont les seuls à pouvoir intervenir. Le MDAT-GOG prévient aussi les navires européens à proximité. Chaque commandement maritime donnera alors donner les ordres pour intervenir.

Pourquoi pas une opération, comme le demandaient les industriels ?

— L'industrie maritime a en effet poussé l'idée d'une opération. Ils ont vu le succès dans l'Océan indien et aimeraient la plaquer sur le golfe de Guinée. Ils ont écrit un peu à tout le monde en ce sens. Mais il y a de singulières différences avec l'Océan indien. Tout d'abord, dans le golfe de Guinée, vous avez des États souverains et qui souhaitent intervenir. Ensuite, il n'y a pas, comme en Somalie, une résolution de l'ONU autorisant à intervenir dans les eaux territoriales. Enfin, la navigation s'étale sur tout le golfe. On n'a pas un couloir étroit comme dans le golfe d'Aden qui concentre une bonne partie de la navigation.

Mais on peut avoir des équipes de sécurité privées...

— C'est là encore une différence. Les États, comme le Nigeria par exemple, imposent des règles et leurs compagnies. Ils ont interdit les autres compagnies que celles fournies par l'État. C’est le cas de beaucoup d’autres pays de la zone, pour lesquels la présence de gardes armés privés à bord des navires de commerce est pour le moment une ligne rouge. On peut pas donc plaquer une solution sur une autre.

Le problème de la surpêche : une question vitale pour les Africains

Revenons sur la surpêche. C'est un sujet dont on entend peu parler en Europe. C'est important dans le golfe de Guinée ?

— C'est vital. L’économie africaine est très dépendante de ses ports. Le continent dépend à 40% des ressources protéïniques de la mer. Et ce chiffre monte parfois à 80% pour les populations côtières. Si cette ressource n'arrive pas sur les étals africains, cela crée un problème alimentaire. D'ailleurs, les pays africains en parlent beaucoup. C'est leur problème principal devant la piraterie. C'est une source d'instabilité latente.

... Une question de sécurité ?

— Si les bateaux de pêche locaux ont de moins en moins de ressources, cela augmente l'attrait du trafic. Un pêcheur qui ne pêche pas, ne va pas quitter son bateau. Il va chercher à l'utiliser pour d'autres ressources, au besoin illégales. La question de la sécurité le long des côtes ne pourra pas vraiment être totalement réglée tant que la subsistance des pêcheurs ne sera pas assurée.

Cette surpêche est visible ?

— Notre avion de patrouille maritime Falcon 50 a pu compter jusqu'à 400-500 pêcheurs étrangers, souvent asiatiques, dans la zone en train d'opérer, parfois légalement, ou avec une certaine complicité des autorités locales qui vendent des licences de pêche au détriment de leurs propres pêcheurs. Ces gros bateaux prélèvent énormément de ressources halieutiques, dans une région à démographie dynamique. Il faut mieux gérer cette ressource.

Comment aider à gérer cette ressource ?

— On peut d'une part savoir quels sont les stocks réels et aussi voir comment mieux gérer cette ressource. L'Union européenne a une certaine expérience de la gestion halieutique, qui n'a pas toujours été facile. Rappelez-vous ce qu'on a appelé la guerre de la morue [entre le Royaume-Uni et l'Islande, NDLR]... Nous devons prendre ce problème très au sérieux.

S'attaquer au renforcement des capacités

C'est un peu le second pilier de ces présences maritimes coordonnées, aider les pays africains à renforcer leurs capacités. Mais on a déjà des projets en cours ?

— En effet. L'agence européenne de contrôle des pêches (EFCA) a un programme de conseil aux États riverains sur la pêche (PESCAO). Tandis que le programme Gogin (Gulf of Guinea Inter-regional Network) — financé au niveau européen par l'instrument pour la stabilité — vise à renforcer l'architecture de Yaoundé de sécurité maritime. Il faut ajouter aussi des programmes à titre bilatéral de plusieurs pays européens. Tout cela n'était pas automatiquement coordonné...

Coordonner, ce n'est pas évident ?

— La mise en place de ce deuxième pilier demande un peu plus de temps en effet. Il faut trouver le bon accord, le bon protocole, le bon cadre financier et juridique. C'est un peu plus compliqué que le premier pilier uniquement militaire.

Une fois que ce cadre est posé, comment cela va se passer ?

— C'est un peu le même principe que pour la présence sur mer. Le but reste le même : n'être ni redondant ni compliqué. Chaque pays va transmettre l'état des lieux constaté, des besoins recensés, etc. Tout cela permettra d'orienter les actions. Certains pays ont besoin de doctrine, de formation ou d'entrainement de forces spéciales, d'autres de capacités. Bruxelles peut aider à rationaliser les besoins. Le but est de les faire monter en gamme, qu'ils aient une capacité d'agir.

Avoir la capacité d'agir ?

— Cela signifie avoir la connaissance, gérer les circuits de remontées d'informations, de renseignement, et le partage de l'information entre les différents centres. Beaucoup de choses sont en place. Mais elles méritent d'être rationalisées. L'effort doit être global.  Il y a un vrai besoin de mobilisation des organisations régionales. On est parti pour cinq à dix ans en effet.

Cela passe aussi par des équipements ?

— Il y a bien sûr un volet équipements et de modernisation des centres de coordination. Ces pays ont du matériel. Mais il est parfois ancien ou disparate. Ce sont souvent des matériels qui ont été donnés par différents pays (Chine, Russie, etc.). Certains de ces navires sont à quai et ne navigueront plus jamais. Car il y a un manque de pièces de rechange. Il y a un vrai problème d'entretien, de maintenance. Un soutien est nécessaire. Et  l'Union européenne a un rôle à jouer.

En attendant que tout soit en place, comment pallier le risque ?

— Tout d'abord, il faut que tous les navires marchands qui le peuvent évitent la zone et se signalent quand ils entrent dans la zone le plus à risque [ce qui n'était pas le cas du MV Mozart, NDLR]. Ce afin de pouvoir être prévenu de tout évènement. Ensuite, il faut respecter les bonnes pratiques mises au point, les BMP pratiques semblables à celles de l'Océan indien : accélérer, mettre en œuvre les pompes à eau, équipage dans la citadelle, etc., NDLR]. On pourrait aussi essayer de faire avancer la question des gardes armés embarqués.

On peut imaginer après le golfe de Guinée, d'autres zones comme l'Indo-Pacifique ?

— Ce concept donne beaucoup d'idées. C'est sûr. Mais on ne va pas pouvoir couvrir toute la terre. Une stratégie indo-pacifique pourrait se décliner en effet de façon large. Mais, lorsqu’on parle de présences maritimes, avant tout, il faut bien définir une zone précise, avoir une stratégie, des objectifs, une certaine cohérence, déterminer des intérêts communs aux Européens...

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

* Le contre-amiral Hamelin est coordonnateur défense pour la sécurité des espaces maritimes et directeur adjoint des affaires de sécurité internationale à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées. Pilote de chasse embarquée, il a effectué de nombreuses missions de combat au-dessus du Kosovo et du théâtre afghan. Il a commandé notamment la flottille 17F (2003-2005), la frégate Courbet de type Lafayette (2008-2009) et la base aéronavale de Landivisiau (2012-2015).

Entretien réalisé par téléphone, fin mars 2021

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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