OTAN

[Entretien] L’enjeu pour l’OTAN aujourd’hui : être encore plus agile pour faire face à l’évolution technologique (Général Lanata)

(B2 à Norfolk - exclusif) Préserver l'acquis, préparer l'avenir. C'est le double défi de l'Alliance atlantique aujourd'hui. S'adapter en permanence est une nécessité, nous confie André Lanata. Éclairer les complexités : un moyen d'y voir clair

Le général Lanata à Norfolk © NGV / B2

Quelle leçon retenez-vous de vos trois ans à Norfolk ?

— L'évolution rapide de notre environnement de sécurité et de défense, particulièrement au plan technologique. Des défis pris en compte aujourd'hui par l'Alliance, auxquels l'ACT a contribué à répondre. Regardez la feuille de route sur les technologies disruptives et émergentes (EDT roadmap) approuvée au sommet de Londres, l'Espace devenu « nouveau domaine opérationnel » [décembre 2019], l’accélérateur de développement technologique Diana et le NWCC (NATO's Warfighting Capstone Concept) reconnus au sommet de Bruxelles [juin 2021], etc. Une Alliance plus forte qu'elle ne l'était il y a trois ans, qui reprend son avenir en main face aux évolutions de son environnement.

Plus forte, plus robuste... comment le perçoit-on ?

— Le cycle de la planification de défense, par exemple, a revu considérablement à la hausse l’ambition de l’Alliance face à des enjeux bien réels ; il a connu un véritable succès [parmi les États]. Nous avons accueilli ces trois dernières années deux nouveaux membres. Nous avons, ici à l'ACT, accrédité l’outil militaire de ces nouveaux membres. Les autorités militaires ont produit des réflexions de haut niveau, une NATO military strategy, adossée à deux concepts, l’un pour l'adaptation de notre posture (le ACO’s Concept for Deterrence and Defence of the Euro-Atlantic Area), l’autre pour la préparation de notre avenir que nous sommes en train de mettre en œuvre. Cela témoigne de la volonté d’adaptation de l’Alliance atlantique, de sa cohésion qui — malgré ce qu’on peut dire ici ou là —, continue d’exister, et de sa vitalité.

Comment s'adapte-t-on à cette évolution technologique qui s'accélère ?

— Le premier enjeu, c’est d'avoir la compréhension de cette complexité. Il nous faut aider à décrypter, à éclairer cette complexité pour permettre [aux dirigeants] d'arriver à une compréhension collective, de faciliter la convergence stratégique de l’Alliance et la prise de décisions. L'ACT a réalisé diverses études prospectives. Des publications publiées de façon ouverte sur le cyber, la Russie, le Moyen-Orient, l’Afrique, le Grand Nord (lire les strategic foresights analysis). On travaille sur le changement climatique… Et dans le NWCC, l'analyse qu'on a produite est classifiée, mais je ne violerai pas de secret d’État en disant que l'ensemble du champ des nouveaux défis est pris en compte. Enfin, mon commandement travaille beaucoup sur le domaine cognitif. C'est-à-dire la bataille des perceptions, ou autrement dit la guerre d’information.

L'espace, justement est un nouveau sujet de conflictualité, et nouveau domaine opérationnel de l'OTAN. Cela se traduit comment en pratique ?

— L’OTAN ne va pas disposer de moyens spatiaux en propre. Elle se reposera sur les nations, notamment celles qui ont des moyens aujourd'hui pour opérationnaliser l'espace. Mais nous utilisons l’espace davantage que pour soutenir nos opérations. Nous l'utilisons aussi pour apporter une compréhension de la situation dans le domaine spatial. Cela suppose entre autres que les nations — et, en particulier les plus grandes — acceptent de partager les informations utiles dont elles disposent dans ce domaine. Ce afin de permettre à l'Alliance d’établir cette situation spatiale aussi bien au niveau opérationnel qu'au niveau politique, stratégique.

Vous parlez de l'accélération technologique, comme un défi et mère de toutes les batailles aujourd'hui ?

— Ce n'est pas la technologie en tant que telle qui est un défi, mais plutôt sa mise en œuvre par un certain nombre d’acteurs, la mobilisation qu'ils font de cet outil pour changer les conditions de la compétition, voire de la conflictualité — le changing character of warfare. Aujourd'hui il devient plus commode, plus facile, moins attribuable, plus anonyme, de poursuivre le champ des agressions et de la compétition dans les autres champs. Le cyber est un parfait exemple. Mais il y en a d’autres : l'information, la mobilisation de technologies nouvelles permettent aujourd'hui d’atteindre individuellement chaque citoyen et, finalement, d’obtenir des résultats au niveau politique. Il s'agit d'un autre champ de confrontation. C'est cela l’enjeu. Il faut donc bien veiller à ne pas réduire le débat à l'évolution des technologies, notamment au numérique. La question, c'est plutôt la mobilisation de ces outils au profit de nouvelles formes de conflictualité et la vitesse à laquelle ces mutations s’opérent.

... Surtout que la technologie devient plus accessible, moins chère ?

— On a en fait une double compétition. Il y a la compétition stratégique, classique, entre États, qui existe toujours. Chacun continue d'investir pour rechercher de l'innovation technologique et un avantage sur le plan militaire. Le développement dans le domaine des missiles hypervéloces, par exemple, n'est pas le fait de start-ups. Mais à côté, on observe le développement d’un certain nombre de technologies, notamment dans le domaine du numérique, de l'intelligence artificielle, des systèmes autonomes, du big data, des technologies quantiques, qui ne sont plus portées par les acteurs de défense, mais sont développées et tirées par les marchés. C'est cette dernière compétition qui me préoccupe un peu plus. Car cela les rend par essence accessibles à tout le monde.

... Et cela change la donne ?

— Oui. On voit bien que toutes sortes d'acteurs mobilisent ces technologies : les compétiteurs classiques, mais aussi d’autres — des groupes de hackers, du crime organisé. Cela a un effet déstabilisateur sur nos sociétés. L’enjeu se situe là. Comment arrivons-nous à mobiliser les outils permettant de répondre à ces effets déstabilisateurs en tant qu’Alliance ?

Du coup, les processus classiques de développement de capacités deviennent un peu trop lent ?

— Il faut bien reconnaître que les organisations traditionnelles de défense de chacun ne sont pas parfaitement adaptés pour répondre à un nouvel écosystème technologique fondamentalement différent. Cela nécessite de mettre en place d’autres méthodes, de nouvelles logiques de développement. Comment faire d'une menace, une opportunité.

Comment fait-on justement ?

— Et bien on cherche et on s'adapte ! Par exemple, nous avons créé un Innovation Lab, monté en partenariat avec l'écosystème américain par exemple de start ups ou le Digital Lab de l’US Air Force, l’initiative Kessel Run pour développer des outils concrets qui nous permettent de mettre en place des méthodes de développement de capacités qui n'ont plus rien à voir avec les méthodes traditionnelles.

… Où se situe la différence ?

— Le modèle traditionnel, actuel, repose sur une série d'étapes : 1. on exprime un besoin, 2. on le traduit en spécifications techniques, 3. on fait un appel d’offres, 4. puis on contracte. Tout cela prend des mois, des années. Et quand tout est terminé, il faut recommencer parce que la technologie a évolué entretemps. En deux mois aujourd'hui, l'ACT est capable de délivrer des prototypes fondés sur des méthodes de développement innovantes (en particulier pour des systèmes « software centric »). C’est ça l’adaptation. Concrètement, cela nécessite de nouvelles méthodes, de mettre les utilisateurs dans la boucle, de nouveaux processus d'acquisition et de changer les mentalités.

On passe à un nouveau modèle 3.0 ?

— Il ne faut pas jeter le modèle suivi jusqu'ici. Nous continuerons de développer des sous-marins nucléaires, des systèmes de défense très complexes [avec un processus traditionnel]. Mais à côté, il faut réussir à intégrer plus d’innovation dans notre développement traditionnel de défense. Les deux approches sont complémentaires.

La techno, cela nécessite de gros investissements ?

— Il y a certainement des questions d’argent. Mais, aujourd’hui, les marchés investissent des sommes considérables dans les développements technologiques. Parce que d’autres le font et que ces technologies sont ou vont être là, l’enjeu pour les organisations militaires, comme pour l’organisation transatlantique, se situe plutôt ailleurs : l'adaptation. Il faut être agile, pour  capter les évolutions technologiques, au profit d’usages "défense" et les intégrer dans nos systèmes d’armes.

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi : Les opérations doivent être la boussole commune de notre transformation (Gén. André Lanata)

Entretien réalisé en face-à-face le 23 septembre à Norfolk (USA) - révisé le 2.10 par l'intéressé

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.