[Reportage] En Moldavie, un peuple partagé entre fierté et inquiétude
(B2 en Moldavie) Depuis le 24 février, l’Ukraine est en guerre, contre la Russie. Depuis le 24 février, la Moldavie, le petit voisin de l’Ukraine, s’inquiète et s’organise. Sait-on jamais...
Un pays limitrophe de l'Ukraine et de la guerre
Le mois de mars est d’habitude un mois de réjouissance en Moldavie. Le mois où chacun arbore fièrement son gri-gri de ficelle rouge et blanche, symbole d’une nouvelle saison et de bonne chance. Mais cette année « c’est un peu compliqué de se réjouir », confie-t-on dans les rues de Chișinău, un doux sourire aux lèvres. Chaque jour depuis le 24 février, les Moldaves sont rappelés que la seule chose qui les sépare de leur voisin en guerre est une simple frontière, courant sur 1222 kilomètres. Depuis « le 24 » comme tout le monde dit, ce petit pays en sandwich entre les immensités de l’Ukraine et de la Roumanie, voit arriver des milliers de réfugiés de l’Est.

Point d’entrée
En particulier de Palanca. La ville-frontière à l’extrême sud-est de la Moldavie, est un point d’entrée privilégié par les Ukrainiens venus du sud. Ce samedi, les familles qui surgissent des zones de contrôles douaniers viennent avant tout d'Odessa et Mykolaïv. Ce sont des femmes et des enfants. Les hommes sont extrêmement rares ; ceux en âge de se battre n’ont pas le droit de quitter le pays. La plupart de ces femmes et enfants ne s’arrêtent que quelques minutes, le temps de vérifier que les enfants sont bien emmitouflés dans leurs doudounes, que leurs animaux de compagnie ont à boire, et d’emporter quelques provisions. Ils embarquent alors vers des bus, qui les conduiront à Chisinau, la capitale moldave, vers l’Union européenne, ou dans des maisons de volontaires prêts à les accueillir (lire : À Palanca en Moldavie, des réfugiés ukrainiens entre larmes et soulagement).
Accueil bras ouverts
D’une manière ou d’une autre, tous les Moldave participent à l’effort de guerre. Cristina, maman d’une petite fille, assure que « tout le monde aide ». « Nous donnons des affaires, l’école organise des collectes », témoigne la jeune femme. Des habits chauds, des bonnets, des gants, des couvertures, à manger… Tout est bon à prendre. « C’est le moins que l’on puisse faire », juge-t-elle.
Prêts à tout donner
D’autres vont même plus loin, à l’image de la famille d’Alexandru. « Nous avions deux maisons vides, en dehors de Chisinau, que nous avons prêtées à des familles ukrainiennes », raconte, tout fier, le jeune adolescent volontaire rencontré à la frontière moldave-ukrainienne. « Ces gens ont tout perdu, alors si on peut aider, pourquoi ne pas le faire ? ».
La famille de Jack, l’un des rares hommes rencontrés sur notre chemin, a bénéficié de l'hébergement d’inconnus. Ce jour-là, il est à Chișinău, dans un centre d’accueil de réfugiés installé dans Moldexpo, le centre d’exposition de la capitale. Sa fillette d’à peine 12 mois dans les bras, il raconte avoir fui Odessa le 24 février. En famille, ils ont pris la voiture et franchi la frontière, en espérant de tout coeur qu’on le laisse passer — les hommes valides de 18 à 60 ans ont en effet interdiction de quitter le territoire ukrainien, ils doivent rester combattre face à l'agresseur russe.
« À peine arrivés à Palanca, des volontaires nous ont demandé si nous avions un endroit où loger, en Moldavie ou ailleurs. Ce n’était pas le cas. Alors ils ont appelé des gens et deux heures plus tard, on nous conduisait dans un petit village du sud de la Moldavie, où nous attendait une maison gentiment prêtée par une famille moldave ». Celui qui dans la vie professionnelle exerce le métier de décorateur d’intérieur n’en revient toujours pas. « Nous avons eu de la chance, beaucoup de chance, nous sommes tellement reconnaissants... », confie-t-il, la main sur le coeur.

Logement chez l’habitant
Un histoire presque ordinaire par ici. « La majorité absolue » des réfugiés ukrainiens en Moldavie « sont hébergés dans des logements privés, ou chez des amis, de la famille », confirme le ministre des Affaires étrangères, Nicu Popescu à B2. Si les deux premières semaines seulement, environ 270.000 réfugiés ukrainiens sont entrés en Moldavie, 107.000 étaient toujours présents, et seuls environ 10.000 étaient dans des centres collectifs de réfugiés, selon le décompte du ministre.
Des centres installés en temps record
Pour ceux dans le besoin, des centres collectifs ont été mis en place dès le premier jour de la guerre. Moldexpo, est désormais méconnaissable aux yeux des Moldaves : des paravents en plastiques, lits, draps, et rideaux fournis par la ville recouvrent désormais la surface du centre d’exposition. Pour l’instant, aucun des centres n’est saturé. Mais Nicu Popescu partage son inquiétude de voir apparaître des « villes-tentes » si le conflit continue. (lire : La Moldavie n’a aucune raison de devenir une cible directe. Mais nous nous préparons. (Nicu Popescu)). Une inquiétude que la réalité pourrait rattrapée, alors que le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies estime à déjà 3 millions de réfugiés ukrainiens au bout de trois semaines de conflit, et en prévoit 8 millions.
Point positif : la Moldavie reconnue pour son accueil chaleureux
« Tout a été très très bien organisé en Moldavie », félicitent tour à tour tous les Ukrainiens rencontrés sur le chemin, reconnaissants. Au point même de recevoir des cartes SIM gratuites. « Nous sommes allés dans une boutique Orange et en montrant nos passeports, ils nous ont donné des cartes sim gratuites avec 100Go d’internet. Comme ça, nous pouvons parler à mon mari et à mon fils de 21 ans, qui ont dû rester en Ukraine », raconte Ioulia, rencontrée dans le bus, à Chișinău, en route vers la Roumanie. Remarquable pour un si petit pays classé comme le plus pauvre d’Europe. « Au moins, les autres savent que nous sommes accueillants, et maintenant on sait nous placer sur la carte ! » relève Daniela, jeune volontaire rencontrée sur la plaine de Palanca.
La jeunesse mobilisée et désabusée
Si la Moldavie a réussi à se préparer à une forte arrivée de réfugiés, il n'est pas dit qu’elle soit prête à plus grave… comme une guerre. Le ministre des Affaires étrangères Nicu Popescu se veut rassurant. « Nous ne voyons aucune raison pour que la Moldavie devienne une cible directe », précisait-il dans un entretien à la presse, dont B2. Certes, le petit pays neutre — et sans la protection de l'OTAN — « se prépare comme tout autre pays se prépare à la répudiation d'une attaque ». Néanmoins, « nous ne sommes pas un très grand pays, nous n'avons pas une très grande armée, et nous n'avons pas d'équipement sophistiqué », reconnaît-il. Ajoutant que « la neutralité signifie que tous les scénarios auxquels nous nous préparons sont basés sur l'hypothèse que nous devrons les mettre en œuvre par nous-mêmes ».
Trois tanks et un avion
Mais dans les rues, l’ambiance semble clairement à la capitulation d'avance.« Notre armée ne pourra pas nous défendre comme elle le fait en Ukraine. Nous avons quoi ? Peut être trois tanks et un avion ! » Le jeune Alexandu rigole, mais son rire sonne faux. « En Moldavie, il ne reste que les adolescents et les vieux. Tous les autres sont partis chercher une vie meilleure. Alors si les Russes veulent prendre le pays, personne ne pourra les arrêter », analyse aussi Ludmilla, croisée dans le bus entre Iasi et Chișinău. La Moldave, expatriée en France, garde aussi en mémoire le souvenir de 1992. Cette année là, les troupes russes ont surgi en Transnistrie, cette bande de territoire moldave entre la rivière Dniestr et l’Ukraine. Cette partie de la Moldavie demeure encore aujourd'hui sous contrôle russe. Désormais, elle ne revient dans son pays d'origine que tous les trois ans. Si sa mère n'avait pas été gravement malade, elle aurait encore attendu. Chișinău n'est pourtant qu'à trois heures de vol de Paris ou Bruxelles (1). « Il n'y a rien ici », justifie-t-elle.

Des politiques inutiles
Pire encore, selon Cristina, « à chaque nouveau gouvernement, ils ont des idées, changent quelques choses, disent qu'ils veulent éradiquer la corruption... Ils nous font rêver. Mais dès qu'ils arrivent au pouvoir, la priorité est de stopper tout ce qui a déjà été commencé par le gouvernement précédent, et relancer de nouvelles réformes, ou lois ». « C'est sans fin, et au bout du compte, rien n'avance. »
Manque de confiance
Le manque de confiance d'Alexandru et ses compatriotes envers leur gouvernement et leur armée contraste avec la foi des Ukrainiens dans les leurs. « Le président Zelensky n'était pas beaucoup apprécié avant la guerre. Vous savez, Zelensky est un clown, il est jeune. Et il n'arrivait pas à faire avancer les réformes. En fait, il a vu que la réalité était comme dans la série Slouga naroda, où il joue un professeur devenu président d'Ukraine ! (2) », explique Ioulia. Désormais, « j'ai confiance en lui, car il se présente comme un vrai chef de guerre, un vrai chef pour l'Ukraine. Et surtout, il est resté. Il est resté à Kiev ! » Une impression qui correspond mot pour mot à celle de Ludmilla, réfugiée à la frontière. Elle, comme tout ceux questionnés, en sont convaincus : ils gagneront. « Les nôtres nous protègent », assure Ludmilla. Prédiction ou voeu pieu, seul l’avenir le dira. Une chose est certaine, tous n'attendent déjà que de faire le chemin retour.
Un avenir avec Bayraktar
Comme le fils de Ioulia, Vlad, jeune garçon de 14 ans venu d’Odessa. Il s’y voit déjà, de retour avec son frère, son père, ses copains et « Bayraktar ». C’est son futur chien, celui que ses parents lui ont promis « quand nous aurons gagné la guerre », partage-t-il tout sourire. C'est aussi le nom de drones turcs utilisés par l'armée ukrainienne, « ceux qui sont capables de détruire plusieurs tanks russes en une seule fois », explique le garçon.
Les prochains sur la liste de Poutine
Les Moldaves comprennent que leurs voisins ukrainiens ne souhaitent pas rester. « Nous sommes en danger ici », juge Daniela. L'adolescente prévient, presque en rigolant, « j’ai déjà un sac préparé si on doit partir et je sais que j’ai de la famille dans tel ou tel pays. On ne sait jamais... » Alexandru précise la pensée de son amie : « Nous sommes les prochains sur la liste de Poutine ». Il regarde ses pieds, puis les dizaines de familles ukrainiennes qui descendent d’un bus. Elles arrivent directement de la frontière. Les adolescents sont là pour les orienter, leur offrir un sandwich, une boisson chaude, des jus de fruits aux enfants, et un peu de réconfort. Ils espèrent que si eux aussi doivent s'échapper, quelqu'un viendra les accueillir et les aider. Au moins aussi bien qu'eux ont essayé.
(Aurélie Pugnet, envoyée spéciale en Moldavie)
- La Moldavie a fermé son aéroport, il faut désormais transiter en bus par la Roumanie.
- Slouga naroda (Serviteur du peuple en français) est une série télévisée ukrainienne (russophone). Volodymyr Zelensky joue le rôle principal d'un jeune professeur d'histoire dans un lycée de Kiev qui est élu président de la République, pour mettre en oeuvre une mesure phare : éradiquer la corruption dans le pays. Il se rend vite compte que c'est plus facilement dit que fait. Regarder la première saison sur ARTE.