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[Reportage en Ukraine] Avec les gendarmes français à Chernihiv, mission expertise balistique

(B2 à Chernihiv) L'hôtel Ukraine, un des principaux de Chernihiv, a été atteint par un missile russe, le 12 mars dernier. L'objectif des gendarmes français, commandités par le procureur ukrainien, est de déterminer aussi précisément que possible l'identité et l'origine de l'engin destructeur.

L'hôtel Ukraine vu en grand angle de l'autre côté du carrefour routier (© NGV / B2)
  • La grande échancrure qui marque cet immeuble de quatre étages situé en plein coeur de la cité de 280.000 habitants (avant la guerre), tranche avec les autres bâtiments du centre, plutôt pimpants. Pourtant des combats ont eu lieu début mars.
  • La ville est située à 140 km environ au Nord-Est de Kiev, à proximité de la frontière biélorusse.

Un point de fixation pour protéger Kiev

Les forces ukrainiennes ont fait de la ville un point-clé de résistance, destiné à fixer les forces russes sur place, les bloquer ou, au moins, retarder leur progression vers Kiev. Les Russes n'ont pas écrasé la ville sous le feu, comme à Mariupol ensuite. Ils ont visé quelques lieux choisis : cinéma, centre commercial, centre de santé, etc. Les autres bâtiments sont préservés, y compris certains lieux stratégiques (relais radios/télécoms) ou officiels : le siège du gouvernement régional ou les églises sont intacts. Les campagnes et les voies stratégiques alentours, en revanche, n'ont pas été épargnées (lire : Priorité : restaurer les liaisons routières et déminer les campagnes (Oblast de Chernihiv)).

Le siège de l'administration régionale de l'oblast de Chernihiv : intact (© NGV / B2)

Une grande échancrure dans le ciel

Pour l'hôtel Ukraine, les dégâts sont importants. Le missile venu du ciel début mars est un tir précis, avec une volonté de détruire ce que les Russes pensaient être un hébergement des "volontaires étrangers". Du moins c'est ce que prétend le correspondant militaire de Izvestia le média russe (1). Objectif atteint. Une grande échancrure est maintenant ouverte sur le ciel. Le bâtiment est hors d'usage pour de longues semaines. Tout autour, les habitations n'ont apparemment pas été touchées.

Un trou béant, mais précis, au coeur de l'hôtel et de son amas de gravas (© NGV / B2)

Un tir précis

Étonnamment, le bâtiment tient toujours bien debout. Certes le toit et les fenêtres ont volé en éclats. Mais les couloirs ont été un peu déblayés et le sol n'a l'air d'attendre qu'une chape de béton pour reprendre son usage. Le chauffage au sol paraît intact. Idem pour les chambres, un peu poussiéreuses, mais qui ne semblent attendre qu'une couche de peinture pour retrouver un certain lustre.

Les gravas au sol ont été dégagés, la structure ne semble pas endommagée (© NGV / B2)

Une équipe de l'IRCGN sur place

Ils sont une vingtaine de gendarmes à avoir fait le déplacement, des experts de l'IRCGN (l'institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale) essentiellement. Objectif : « identifier aussi précisément que possible l'objet », nous explique le colonel Grégory Briche, chef du détachement. Chacun des gendarmes présents représente un « cœur de métier particulier ». Il y en a trois sur place essentiellement « la balistique, les explosifs, et le GL Modélisation - fixation (avec le pilotage des drones) ». Mais chacun a aussi d'autres cordes à son arc. On trouve par exemple aussi un spécialiste NRBC (nucléaire, radiobiologie, bactériologique, chimique). Car « une analyse est faite systématiquement sur un lieu afin d'éliminer tout risque » liés à ces menaces explique-t-on à B2. De même, un autre gendarme a une spécialité biologie. « On ne sait jamais. On peut trouver sur place un corps, sous les débris, qui n'aurait pas été retiré. Il faut pouvoir faire les premiers prélèvements ».

À la recherche des pièces

L'incident date d'il y a quelques semaines. Une partie des dégâts a été déblayée. Et l'endroit, déjà scanné par les Ukrainiens, pour éviter toute munition non explosée (EOD). Heureusement, certains débris ont soigneusement été gardés. La police ukrainienne a bien travaillé. Le propriétaire, présent, montre aux enquêteurs (1), deux ou trois cartons, pleins de ferraille apparemment anodines, parfois déformées. Un quidam mettrait cela à la benne. Pour un expert judiciaire, c'est le graal. Et du temps gagné pour les experts français. « Le travail de collecte des fragments prend toujours du temps d'ordinaire » témoigne l'un d'eux.

À l'intérieur de l'hôtel Ukraine, on cherche les cartons de pièces (© NGV / B2)

Reconstituer le puzzle du missile

Ce sont des « restes du missile » explique l'un des gendarmes. Ils sont très précieux. « On va récupérer, trier tout cela ». Cela permet d'avancer plus vite. Sous la protection d'un abri de tôle (il pleut ce matin-là), au pied même des voitures, ils étalent très vite par terre les pièces des cartons, pour repérer les pièces prioritaires.

Premier travail : trier toutes les pièces (© NGV / B2)

Tout enregistrer

Une table de fortune — une planche et deux chaises — a été installée. Jean-François, l'expert en chef balistique, et son équipe se mettent en place. Chaque bout de ferraille est posé soigneusement sur la table, mesuré et photographie. Avec une attention et une passion non feintes. On dirait que le plomb s'apprête à se transformer en or sous leurs yeux. « Certains fragments sont clairement peu intéressants. D'autres sont plus caractéristiques. » Toutes les photographies vont être jointes au rapport remis aux Ukrainiens et servir de preuves.

Fouilles à l'hôtel Ukraine à Chernihiv (© NGV / B2)

Tout nettoyer

Sur une autre table, Anne-Tiphaine et Faycal dépoussièrent soigneusement les pièces les plus importantes, à la recherche de la moindre trace, un numéro de série ou de lot par exemple. Cela permet de remonter jusqu'à son propriétaire. Une base de données a été mise en place en interne — partagée au besoin avec d'autres services, permettant de faire cette identification. C'est un travail assez proche de « celui des archéologues, avec des techniques assez similaires », explique le gendarme. « On travaille sur les vestiges d'une action passée. » Peu à peu, le missile reprend forme.

Atelier nettoyage des pièces, la forme du missile se reconstitue - hôtel Ukraine à Chernihiv (© NGV / B2)

Déterminer l'origine

Même si on peut identifier un matériel, et une origine, voire un numéro de lot, la tâche est, ici, « compliquée par le contexte particulier de cette guerre » explique un gendarme. Ukrainiens comme Russes disposent à l'origine des mêmes équipements d'origine ex-soviétique. De plus, sur le terrain, cette notion a été « malmenée ». Les Russes ont « pu mettre la main sur des lots appartenant à l'armée ukrainienne », s'ils ont pris « position dans des casernes ukrainiennes ». Et vice-versa. Les Ukrainiens ont pu « saisir des lots russes, quand les Russes ont reculé ». Bref, d'un point de vue scientifique et judiciaire, rien ne permet de relier de façon sûre l'origine du missile à celui qui a appuyé sur le bouton.

L'expertise balistique

« C'est sûr, cela change du quotidien », reconnaît le commandant Fayçal, qui a quelques années d'expertise balistique au compteur. « D'ordinaire, on travaille sur de plus petits calibres. Plutôt de l'arme de poing. » La dimension est différente. Mais « les réflexes » restent les mêmes. Depuis leur arrivée en Ukraine, le gros calibre commence d'ailleurs à devenir la norme pour l'équipe française. Plusieurs indices vont permettre aux gendarmes « de reconstituer la trajectoire. Le cratère par exemple, sa taille, sa forme » sont autant d'indices.

Modéliser le bâtiment

La modélisation des dégâts est donc primordiale. Un petit drone décolle, pour la vue aérienne. Ensuite, vue par vue, l'équipe « va reconstituer, avec le maximum de détails possibles, en couleur ». Ce qui va permettre de servir de preuve ensuite de l'amplitude des dégâts, mais aussi de mesurer précisément la profondeur du cratère, sa forme. La mesure permet de « déterminer ensuite la charge de l'explosif, et avec cette charge aussi de déterminer l'objet et son vecteur qui a atteint le bâtiment, [...] la portée comme sa direction », complète le colonel Brichard. Tous les fragments qui se trouvent autour, au sol notamment, sont examinés avec attention. « Avec ce qu'on voit au sol, on peut déterminer de quelle direction provenait le projectile. » Tous indices qui, confrontés aux autres preuves — les positions des différentes troupes ce jour-là, les images prises sur le champ de bataille ou dans la ville — vont permettre de déterminer avec précision l'arme utilisée et l'auteur du tir.

Modélisation par scan et drone - Hôtel Ukraine à Chernihiv (© NGV / B2)

Un missile de haute précision

Pour les Ukrainiens, c'est clair, le missile a été tiré par les Russes. Un missile sol-sol, avec une grosse charge d'explosifs, vu l'ampleur des dégâts. Un SS 26 de type Iskander qui a une longue portée et une haute précision. Hypothèse probable, la presse russe (2) elle-même a revendiqué l'attaque avec ce type d'engins. Ce missile a, en effet, une caractéristique particulière. Il produit une atrophie d'oxygène, empêchant ainsi l'effet secondaire de l'incendie, mais avec un effet de souffle renforcé. D'où le sentiment d'un bâtiment qui n'est pas totalement détruit.

Rien ne doit être laissé au hasard

Col. Gregory Briche de l'IRCGN - hotel Ukraine à Chernihiv (© NGV / B2)

Le travail des gendarmes est justement de vérifier ces éléments, au travers d'une analyse scientifique et classifiée. Tous les éléments recueillis sur place devront être consignés soigneusement et précisément. « L'ensemble de tout ce qu'on collecte sera remis aux autorités ukrainiennes » confirme le colonel Grégory Briche. Un propos qu'il répète (via une traductrice) au propriétaire de l'hôtel, un peu surpris de ce déploiement de gendarmes étrangers. Policiers et substituts du procureur ukrainien sont d'ailleurs là, bien présents, pour consigner leurs propres observations et attester du travail de leurs collègues français.

Toute la rigueur nécessaire pour l'impartialité de l'enquête

Les Ukrainiens tiennent à ce que toutes les procédures engagées soient « traitées avec la plus grande rigueur » explique notre interlocuteur. Comme dans une enquête judiciaire classique. Il faut qu'elles soient « incontestables », avec toutes les preuves. C'est pour cela qu'ils font appel aux compétences des Français. Le fait qu'il y ait une expertise extérieure est un "plus" dans l'enquête. L'objectif des Ukrainiens est en effet double : faire toute la lumière possible, mais aussi redémarrer aussi vite que possible toute la vie économique.

(Nicolas Gros-Verheyde, envoyé spécial à Chernihiv)

  1. La terminologie d'enquêteur est une terminologie générique d'ordre journalistique. La terminologie officielle est celle d'expert.
  2. Lire la retranscription de l'article ici

Notre reportage en Ukraine :

Texte relu par le Sirpa Gendarmerie et corrigé sur certains éléments pour préserver le secret de l'enquête

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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