Josep Borrell à Kiev le 9 novembre pour un de ses derniers voyages (Photo : UE)
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[Entretien] Les derniers mots utiles de Josep Borrell

(B2) Sur la guerre à l'Est, la défense européenne, l'unité, l'unanimité, le rôle de la Commission ou de l'EDA, un futur commissaire à la défense, le financement de la défense, les eurobonds etc. le Haut représentant de l'UE a des opinions tranchées qui valent le détour. Car elles sont attestées par cinq années de pratique intensive.

Josep Borrell a mis à profit ses dernières heures dans ses fonctions à Bruxelles, jeudi 28 novembre, pour confier à quelques journalistes dont B2 ses pensées, ses succès ses difficultés. Propos qu'il a diversifié lors d'une conférence en mode confessionnal devant le Brussels Institute for Geopolitics, le think-tank européen, dirigé par Luuk van Middelaar.

Une défense européenne

La défense européenne est pour Josep Borrell un des points dont il est le plus fier. S'appuyant sur le rapport du CARD, présenté au dernier conseil des ministres de la défense (lire : [Actualité] Les dépenses de défense des Vingt-sept atteignent 326 milliards d’euros).

L'Europe en danger avant la lettre

« Lors de la présentation de la boussole stratégique (le compass) — qui était un livre blanc avant la lettre —, j'avais dit : l'Europe en danger. Que n'ai-je entendu dire alors. "C'est un propos-marketing". Personne n'était réellement convaincu. Maintenant tout le monde l'agrée : l'Europe est en danger, la guerre se propage chez nous. » Entretemps, a eu lieu l'intervention militaire russe en Ukraine. « Sans l'Ukraine certainement cela n'aurait pas eu le même intérêt. C'est certain. Qui aurait pu imaginer il y a trois ans que des troupes nord coréennes seraient à nos frontières, pour combattre ».

Un momentum pour l'Europe

Le 24 février 2022 était un « moment extraordinaire pour l'Europe », se souvient-il. « Quand j'ai commencé à téléphoner aux ministres des Affaires étrangères pour leur demander s'ils étaient d'accord pour utiliser la FEP (facilité européenne pour la paix) pour soutenir Ukraine, il y a eu souvent un silence au bout de la ligne. Mais... à la fin il y a eu un accord ».

Assez rapidement, et de façon ambitieuse. « J'avais demandé à mon équipe de préparer une décision, ils sont venus avec une proposition de 50 millions, seulement. Je leur ai dit : Mettez trois zéros ! Nous parlons d'une guerre. C'est une guerre conventionnelle avec des missiles, des tanks. » Finalement une première décision de 500 millions d'euros a été agréé, suivie par d'autres. « Cela a bien marché, remarquablement, c'est vraiment mon meilleur moment. »

Un moment rare d'unité. Aujourd'hui... « si on posait la même question, on n'aurait pas la même réponse, je pense. Certains pays refuseraient. »

La vraie question demain ?

« Que ferons les Européens si les USA disent stop » au soutien militaire. C'est une vraie « question que m'ont posée des politiques comme des militaires sur le front. ». En fait, c'est la « même question qu'en février 2022, le président ukrainien m'avait posée quand je visitais le Donbass. Nous soutiendrez-vous si nous avons une attaque ? ».

Le traité assoupli

« Nous avons créé le chemin en cheminant. Mais nous avons un traité qui balise certaines choses. Et il serait bon de suivre le chemin balisé par les traités. »

La compétence défense

Le Haut représentent n'est pas très heureux ainsi de voir la Commission empiéter sur le domaine de la défense. « La Commission européenne n'a pas de compétence sur la défense. Elle en a uniquement sur l'industrie de la défense, qui est une partie secteur de l'industrie. Et son (seul) point d'entrée est la compétitivité. » Alors « avoir un commissaire industrie défense est (peut-être) une bonne chose. Mais il faut voir aussi que de l'autre coté il y a une structure, l'agence européenne de défense (EDA) qui a cette tâche de stimuler (boost) et d'encourager l'industrie de défense ». Tâche ancrée dans le Traité. On a donc là ce qu'en terme politique on appelle « un double tasking, Avec une différence : la Commission européenne a un budget, l'EDA n'a pas budget, elle doit chercher des ressources à chaque fois ». Mais aussi que l'Agence interagit avec les militaires, car elle compte des militaires dans ses rangs. « La seule solution est donc que les deux cotés communautaire et intergouvernemental travaillent ensemble. Sinon il y aura confusion et au final incapacité d'agir. »

L'armée : le domaine du régalien pur

« L'armée, le militaire c'est une très sérieuse chose » pour être confiée au niveau européen. « Vous ne pouvez pas créer ainsi un bouclier anti missile. C'est un gros engagement. La seule chose que vous avez à faire c'est mettre de l'argent. » Ou alors de donner des impulsions. « Si vous voulez vraiment faire quelque chose, vous avez la PESCO (la coopération structurée permanente). Pourquoi ne pas l'utiliser. » Dans tous les cas, il faut « de la volonté politique. Et pour avoir cette volonté politique, il faut l'unanimité. »

Les eurobonds : c'est très compliqué

« On peut essayer de contourner ce principe, tenter de vaincre l'intergouvernemental. Mais contourner (skip) l'unanimité, avec la méthode communautaire, cela reste en fait limité à des cas très exceptionnels. Cela a été le cas pour la mise en place d'un emprunt Next Generation. Mais dire qu'il y a une menace existentielle aujourd'hui, pour justifier le même saut en matière de défense m'apparait aujourd'hui compliqué. Si on va devant les États membres, et qu'on dit il faut créer des eurobonds. Pour l'instant ca sera non : il n'y a pas de menace existentielle. »

Trouver le financement

Sur le financement, il faut distinguer trois choses selon le Haut représentant : « 1. Soutenir Ukraine. Pour l'Ukraine on a déjà fait des eurobonds, en fait, pour obtenir les 50 milliards de prêts. On a été sur les marchés, Peut-être que cette question reviendra sur la table si les États veulent en faire plus. Deuxiè. Une autre chose est de booster les capacités industrielles de défense. Et la question qui se posera, c'est  qui peut en bénéficier. 3. Armer les autres, le chancelier allemand (Olaf Scholz) m'a déjà dit clairement : "Je ne paierai pas pour les armées des autres", c'est à chacun de payer pour son armée, c'est une compétence nationale. »

Politique étrangère

Parler le langage de la puissance ?

L'Europe peut parler le langage de la puissance, l'Espagnol en est convaincu. Mais pour cela, vous avez besoin d'une chose : l'unité. « Dans un système basé sur l'unanimité, vous n'avez pas d'autre possibilité que d'avoir l'unité. Sinon on ne peut pas parler tout simplement. » Le recours à la majorité qualifiée, défendu par certains y compris par lui-même au début du mandat est irréaliste. Le droit de veto est utilisé non seulement par la Hongrie mais « par d'autres ». Et « même quand le Traité fixe la possibilité de délibérer à la majorité qualifiée, les États viennent en demandant que l'unanimité soit conservée, pourquoi ? Car ils veulent conserver leur veto. »

Mais qui parle au nom de l'UE

Il y a le wording de toutes les déclarations où chacun (du moins à Bruxelles) « regarde de près si la déclaration est faite au nom de l'UE ou Haut représentant ». Une nuance infime très suivie à Bruxelles (lire : [Fiche-Mémo] Les déclarations « PESC » de l’Union européenne. Comment ça marche?). « Mais qui vraiment parle au nom de l'Union européenne ? C'est une question qu'on m'a posé à plusieurs reprises dans le monde. Ma réponse est cela dépend de quel sujet. Regardez le Traité, les institutions représentent ce pour lesquels elles sont compétentes. Et la Commission européenne n'a pas clairement de pouvoir sur la PESC (la politique étrangère et de sécurité commune). C'est clair dans les traités. Pensez-vous que c'est la position dans le monde ? ... »

Dire la vérité ?

« 'Vous ne pouvez pas dire çà', c'est la sentence préférée des gens du SEAE (le service diplomatique européen. Mais cela fait partie du métier de la diplomatie : vous avez la nécessité de dire la vérité. Pas toute la vérité. Je crois, pour moi, qu'il y a nécessité de dire la vérité. Il y a un moment où vous perdez toute crédibilité si vous ne dites pas la vérité, en disant juste l'État de droit doit être respecté, et blablabla. On va vous dire : "is it or is it not". Qui croit aujourd'hui vraiment que les règles du droit international humanitaire sont respectées par Israël? J'ai rapporté cela au Conseil, avec des preuves. Mais je n'ai pas reçu le soutien suffisant. » 

Le piège russe

« N'allez pas dans ce piège » lui a-t-on dit. Il a tenu à y aller cependant. « Aller devant les Russes pour discuter du cas de Navalny est sans doute un peu plus risqué » que d'autres discussions. « Quand j'ai parlé de Navalny à Lavrov, il m'a demandé si je parlais de Navalny, j'ai dit 'oui'. Il m'a dit 'alors je parlerais des prisonniers en Catalogne'. Je lui ai dis : 'ce n'est pas comparable'. Mais il en a parlé quand même. Pendant qu'on se parlait, il a mis sur liste noire six personnes de l'Union européenne. Il ne nous en avait pas parlé. Durant le lunch, j'ai dit 'qu'est-ce qui se passe', il m'a répliqué : 'quel dommage ! Cela devait être annoncé demain', alors j'ai dit' good bye'. » La mort de Navalny est importante. Elle « signifie qu'il n'y a plus d'opposition ou possibilité d'opposition en Russie, alors qu'il y a des milliers de personnes tués sur le front. Cela montre la cruauté du régime Poutine. »

Son grand regret ?

« C'est Gaza. J'étais au Liban il y a trois jours. La situation au Moyen-Orient est une chose que l'Europe ne peut pas accepter. C'est un gros problème. Cela (altère) notre capacité pour influencer les évènements. »

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalité le 28 novembre en anglais en compagnie d'une petite dizaine de journalistes. Propos tenu au BIG le même jour en anglais.

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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