[Analyse] Europe de la défense. Le temps de l’action est venu ! Dix exemples concrets, possibles
(B2) Les Européens doivent arrêter de réfléchir et agir de façon concrète et rapide. C'est une nécessité pour pouvoir dialoguer avec les Américains et dissuader les Russes. Face à des tenants du rapport de force, les Européens doivent démontrer qu'ils sont capables et autonomes. C'est possible avec un peu de volonté politique et d'imagination.
Les Européens devront renoncer à un procédé qu'ils adorent : bâtir une stratégie, aussi longue à établir que rapide à oublier car dépassée par les évènements (lire : [Analyse] Le pêché mignon de la défense européenne : discuter, planifier et peu réaliser).
Arrêtons de procastiner
Une politique US prévisible
La tornade Trump qui s'abat sur les Européens était largement prévisible. Depuis au minimum un an, et le lancement de la campagne électorale, le Républicain n'a pas fait mystère de sa volonté de changer la donne sur le terrain en Ukraine (lire : [Analyse] Face à la menace Trump, aux armes Européens ! Neuf pistes pour réagir). Durant tout ce temps, les Européens ont réagi certes (lire : [Éditorial] Un an de guerre en Ukraine. Un changement de paradigme pour l’Europe). Mais de façon conjoncturelle et non pas structurelle. Ils n'ont pas été aussi rapides que les évolutions stratégiques.
Le manque de moyens est une fausse excuse
Aujourd'hui, il n'est plus possible de se réfugier derrière des obstacles juridiques ou financiers. Deux motifs souvent invoqués qui cachent, en fait, souvent une impéritie ou absence de volonté politique. Si les budgets ont été limités durant des années, ce n'est plus le cas dernièrement.
Les budgets de défense des Vingt-Sept atteignent, de façon cumulée, environ 326 milliards euros en 2024 (selon les chiffres de l'agence européenne de défense). En hausse notable par rapport à 2022 (254 milliards d'euros, soit 70 milliards d'écart) : près de 30% d'augmentation. Un quasi-doublement par rapport à la situation d'il y a dix ans (186 milliards en 2014).
Du côté des effectifs, il y a 1,4 million de militaires sous les drapeaux (selon les chiffres de l'OTAN), contre 1,2 million en 2020 (soit une hausse de 15%). Davantage que les Américains.
Un manque de synergie criant
Le manque de moyens apparent des armées européennes tient davantage à des causes structurelles : inorganisation totale entre les Vingt-Sept, duplications, très faible mutualisation des moyens, etc. Sans oublier la fuite avérée des budgets, avec les nombreuses acquisitions à l'étranger (USA principalement, mais aussi Corée du Sud, Israël, Turquie). Quant aux effectifs, nombreux, ils ne doivent pas faire illusion : les Européens ne semblent pas prêts à un combat de moyenne intensité, ni même à une opération de maintien de la paix type EUFOR. Dépenser davantage d'argent aujourd'hui sans solutionner ces problèmes de structure serait une formidable gabegie : cela reviendrait à continuer à chauffer une maison, toutes fenêtres ouvertes et électricité plein pot !
Dix projets possibles
Plusieurs projets peuvent être mis en place, à très court terme (quelques mois) ou à moyen terme (moins de deux ans), opérationnels, financiers ou capacitaires. Tout en préservant la souveraineté de chaque État membre. Mais en obligeant chacun au respect de certains principes.
Un déploiement terrestre pour remplacer les Américains
Déployer 10 à 20.000 militaires de plus, sur les frontières de l'Est, pour remplacer les Américains dans les pays d'Europe de l'Est est tout à fait possible. Déménager le quartier général d'une division ou d'une brigade dans son intégralité en Pologne ou en Roumanie, — par exemple la brigade franco-allemande — serait un geste concret, rapide et fort. Il permettrait de pallier un possible départ des Américains du Ve Corps américain basé à Poznan, toujours possible. Voire de dissuader les Russes de faire un pas de plus vers la Moldavie (1).
À moyen terme, il est possible d'imaginer le renforcement des brigades multinationales ou, sans changer les structures de pouvoir "loger" sur des bases hors du territoire national (Djibouti, Émirats, etc.), ce qu'on a dénommé le co-basing (comme envisagé, lire la seconde vague de projets PESCO).
Des bases aériennes européennes
De la même façon, baser en permanence un nombre notable d'avions de chasse (Rafale français, Eurofighter allemand ou Typhoon britannique) dans chacun des pays de ligne de "front" devrait être possible. Il ne s'agit plus là d'avoir quelques avions en patrouille comme aujourd'hui dans les pays baltes, mais bien un nombre notable, de la taille d'un ou deux escadrons (Squadron), soit environ une vingtaine d'appareils chacun, dans plusieurs bases semi-permanentes, au Nord (Baltes/Pologne), Centre (Tchéquie-Slovaquie), ou au Sud (Roumanie-Bulgarie). Parfois il n'est même pas besoin de déplacer les avions.
À moyen terme, il est possible d'imaginer des accords de surveillance et défense aérienne, à l'image de qui a été fait à l'échelle du Benelux (Belgique-Pays-Bas-Luxembourg), permettant de mutualiser les moyens.
Un parapluie anti-aérien et nucléaire
De la même façon, il est nécessaire de se doter d'une protection anti-missiles (comme le défendent les Allemands). Mais ce "dôme anti-aérien" doit être réalisé autant que possible avec du matériel européen (voire israélien) plutôt qu'américain. Il viendrait compléter un parapluie nucléaire européen (mis à disposition par la France et/ou le Royaume-Uni). Le principe n'est pas de choisir entre l'un ou l'autre, mais d'avoir une offre pour chaque État membre qui pourra panacher "sa" solution selon sa stratégie nationale.
Un Buy European Act
Les Européens doivent se doter d'un Buy European Act pour éviter d'avoir un oukase de Washington qui bloquera des moyens militaires lors d'une opération. L'achat de matériels européens doit devenir une priorité stratégique et une condition de tout financement de l'UE.
Cette clause de préférence européenne doit être confirmée dans tous les programmes de financement de l'industrie de la défense, à commencer par le programme industriel de défense européen (EDIP), en cours de discussion entre les États membres. Les partisans d'un dispositif ouvert (Polonais, Tchèques ou Suédois, etc.) doivent ravaler leurs prétentions et revenir au principe de base : l'argent communautaire doit financer l'industrie européenne et non américaine.
Réduire le taux de dépendance US
Cette clause de préférence européenne doit s'étendre hors des projets financés par l'Europe et devenir générale dans tout achat, effectué en national. Autrement dit, quand un matériel européen est disponible, il doit recueillir un nombre de points supplémentaires lors de l'évaluation précédant l'achat. Cela permettrait ainsi à des matériels made in Europe de devenir des "standards" européens.
Dans le même esprit, les États européens devront suspendre, arrêter ou réduire tous les contrats passés avec l'industrie US. C'est possible au nom de la sécurité nationale. Cela nécessite énormément de courage politique. Mais dépendre de matériels américains durant plusieurs années, voire plusieurs décennies, c'est s'exposer à un risque certain. Comme le fait de dépendre du pétrole ou du gaz voire des armements russes. Les Européens ne pourront pas remplacer du jour au lendemain les matériels US. Mais ils doivent réduire leur taux de dépendance et rechercher les alternatives européennes (2).
Un instrument juridique et financier
À l'image des Américains, les Européens devraient se doter d'un Foreign Military Sales (FMS). Un dispositif combinant l'incitation à l'achat de matériels européens — sous forme de subvention (au titre du fonds européen de défense), de dispositifs de prêt-relais — et dispositifs d'accompagnement— maintenance, formation, encadrement, etc. C'est l'avantage du FMS américain : d'être un guichet unique et d'offrir un ensemble finalisé : du matériel à la maintenance, en passant par le financement, écrivions nous en 2013 ! (lire : Ne faut-il pas un FMS européen ?). Cela permettrait non seulement de faciliter la vente de matériels neufs mais aussi d'orienter les matériels existants vers certaines armées. Une ébauche d'un tel mécanisme figure dans le programme EDIP, mais il demeure pour l'heure dans les limbes. Un an après sa présentation par la Commission !
Combler les lacunes européennes
Enfin, les Européens doivent à marche forcée, combler leurs lacunes, nombreuses, et dont l'inventaire n'est plus à faire (3). Mais ils devront accélérer le tempo et adopter une nouvelle manière de procéder : avec des matériels moins coûteux, et plus rapides à mettre au point. L'exemple de la guerre en Ukraine l'a montré, il est possible de développer de nouveaux matériels en raccourcissant les délais de conception, fabrication et mise en place. L'objectif n'est pas de disposer du meilleur matériel au monde tout de suite. Mais d'avoir déjà une alternative. Quitte à l'améliorer par la suite...
Un conseil de sécurité européen
Au niveau institutionnel, il est possible de réunir le Conseil européen en format "sécurité", en faisant un "point" régulier de chaque réunion (au diner par exemple). Il est possible d'élever les réunions des ministres de la Défense de l'UE, en une formation pleine et entière, et non pas comme une sous-section des ministres des Affaires étrangères (4). Il est possible de donner au COPS, le comité politique et de sécurité de l'UE, pour en faire un centre nerveux décisionnel, plus complet, plus opérationnel (5), au besoin en faisant des réunions régulières (toutes les trois semaines par exemple) en session élargie avec le comité militaire. Tout cela concourrait à un esprit de défense davantage que des stratégies. Sans vraiment un euro supplémentaire et sans changer une once du Traité (cf. encadré).
Doper les instruments européens
il est possible de renforcer l'état-major militaire de l'UE en déléguant davantage de militaires, tout simplement transférés de ceux (en nombre) déjà affectés côté Alliance atlantique (à Bruxelles ou à Mons), ou en leur donnant un "double chapeau". De même, il pourrait être nécessaire de renforcer le centre d'analyse du renseignement (IntCen) et surtout le centre satellitaire de l'Union européenne (SatCen). Un centre qui est un outil d'autonomie stratégique incomparable (lire : [Reportage] Au coeur de l’analyse des images satellites. 24 heures dans la salle d’opérations du SatCen). Cela ne couterait que quelque dizaines de millions d'euros. Une bagatelle au regard des budgets européens.
Briser des tabous
Les impossibilités européennes ressortent en effet plutôt de pratiques, de non-volontés ou de tabous que les Européens n'ont pas osé levé jusqu'ici. De peur de faire de l'ombre à l'Alliance atlantique (très fragilisée aujourd'hui).
(Nicolas Gros-Verheyde)
En matière de défense, les traités permettent tout
La défense es, en effet le seul secteur où toutes les formes de décision existent et sont possibles. À 27 ou à quelques uns uniquement : c'est le principe même des coopérations renforcées et, initialement, de la coopération structurée permanente ou PESCO). Avec des exceptions possibles à la solidarité financière. Même la règle de l'unanimité peut ainsi être contournée. Rien n'interdit en effet de recourir au dispositif de la coopération structurée permanente qui permet d'avoir des groupes d'avant-garde ou des décisions à la carte dans la gestion d'un projet donné (NB : une fois la liste des projets approuvée à l'unanimité).
Rien n'interdit non plus d'associer les "pays tiers" aux décisions. Il est ainsi possible inviter des "extérieurs" à un Conseil européen ou de tenir un conseil UE-XX. En pratique, les Américains et les membres européens de l'OTAN participent déjà régulièrement à des réunions au niveau du COPS. Rien n'interdit d'étendre cette pratique au niveau ministériel (les ministres ukrainiens sont présents à quasiment toutes les sessions ministérielles, depuis février 2022).
Et pour ce qui n'est pas prévu, il suffit d'inventer de nouveaux instruments, de nouveaux processus ou d'utiliser les instruments existants quitte à les "flexibiliser" (comme l'a prouvé l'action européenne depuis le début de la guerre russe contre l'Ukraine, en 2002).
Sans compter les possibilités d'action au niveau multilatéral. Ce qui est le cas de la plupart des projets purement militaires (Brigade franco-allemande au niveau terrestre, EATC pour l'aviation de transport, mise en commun partielle des moyens maritimes ou surveillance du ciel entre les pays Benelux, etc.) ou industriels (Airbus, rapprochement Rheinmetall-Leonardo, etc.).
- Le risque semble faible aujourd'hui, l'armée russe étant occupée ailleurs. Mais il a été évoqué par Emmanuel Macron dans un entretien à plusieurs journaux français (dont La Tribune), dans l'hypothèse d'un cessez-le-feu, où la Russie récupérerait une capacité d'intervention.
- Sur certains segments, il existe des alternatives, par exemple les batteries SAMP/T peuvent remplacer les batteries Patriot ; les avions de transport Casa C-295 ou Airbus A400M peuvent remplacer les C-27, C-130 ou C-17 ; les Rafale et autres Eurofighter remplaçant aisément F-35 et F-16, etc. Encore faut-il aussi que les Européens soient en capacité de fournir. Ce qui n'est pas automatiquement le cas aujourd'hui. Les chaînes de production étant souvent over-bookées.
- En mai 2022, en prélude du sommet de Versailles (lire : Les lacunes capacitaires révélées par la guerre en Ukraine (Commission européenne) et en 2021 lors de la mise au point de la stratégie de défense (lire : Combler les lacunes, investir et innover : les trois axes industriels de la boussole stratégique).
- La seule opposition vient des ministres des Affaires étrangères.
- L'opposition réelle provient des représentants permanents (Coreper2) jaloux de leurs prérogatives.
Lire aussi :
- [Analyse] Les Européens peuvent-ils aider l’Ukraine, en solo ? Sans les Américains (2024)
- [Analyse] L’Europe joue toujours en seconde division dans la défense. Paradoxal dans un contexte troublé (2023)
- [Décryptage] Itar, Darpa, FMS, EDA, les instruments américains de défense. Ou l’art de mêler protectionnisme et efficacité (2018)
- Défense européenne : ce qu’on peut faire… ensemble (Blog, 2016)
Mise à jour : Article complété sur l'aspect institutionnel (Conseil européen de sécurité et renforcement des structures politico-militaires). Avec séparation de l'encadré sur les stratégies pour faciliter la lecture