[Analyse] Des ministres de la Défense en mode mineur. Jusqu’à quand ?
(B2) Dans l'Union européenne, les ministres de la Défense sont en mode mineur, incapables de prendre des décisions seuls, de se réunir souvent, et longtemps. Les contexte interne et international exigeraient, au contraire, une certaine constance et capacité d'action. Une lacune pourtant facile à résoudre...
Le syndrome de l'accessoire
Des réunions courtes
La réunion des ministres de la Défense de l'Union européenne qui vient de se dérouler le 3 avril à Varsovie, en format "informel", l'a prouvé. Elle a été la plus courte possible : deux sessions de 2 heures 30. Ce qui laisse peu de place au débat (1). Il y avait un élément conjoncturel, c'est vrai. Démarrait au même moment à Bruxelles une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'OTAN (avec le secrétaire d'État US, Marco Rubio). La Haute représentante de l'UE, Kaja Kallas, qui présidait la réunion, devait aussi rejoindre Bruxelles pour le diner. Changer le calendrier paraissait trop compliqué. On a donc préféré bâcler la réunion. Un fait qui ne doit rien au hasard.
Des mineurs "incapables"
Dans l'architecture européenne, la réunion de la Défense reste, en effet, secondaire. Officiellement, c'est toujours une réunion des Affaires étrangères en "format" Défense ! Les ministres de la Défense n'ont pas ainsi le pouvoir d'adopter des textes, même quand ils se réunissent formellement (2). Ce rôle appartient aux ministres des Affaires étrangères. Même pour des sujets strictement défense, telles les conclusions sur la politique de sécurité et de défense commune. Parfois, des subterfuges sont utilisés pour masquer cette réalité. La publication du texte est par exemple retardée pour donner l'impression que ce sont les ministres de la Défense qui l'ont adopté. Mais le fait reste. La Défense ne figure pas dans les secteurs retenus pour une formation du Conseil de plein exercice (3).
Très peu régulières
Ne décidant jamais rien, les ministres de la Défense n'ont pas besoin de se voir souvent. Il n'y a ainsi qu'une seule réunion formelle et une informelle par semestre de présidence. C'est peu, très peu. Surtout dans un contexte international troublé et dans un domaine, la défense, devenu, officiellement une priorité européenne. Là où les ministres des Affaires étrangères se voient au moins une fois par mois formellement (sans compter les réunions informelles ou les présences à d'autres réunions tels les Conseils européens ou les assemblées générales de l'ONU). Idem pour les ministres des Affaires européennes ou de l'Agriculture.
De la petite querelle... à la grande question
Trois explications peuvent être données. Il y a tout d'abord de petites querelles de pouvoirs internes au niveau européen et des États membres. Les ministres des Affaires étrangères, jaloux de leurs prérogatives, veulent garder la mainmise. D'où la tutelle sur leurs collègues de la défense. Idem pour les ministres de l'Économie qui ne veulent pas voir des "dépensiers" se mêler de budget. Précisons que rien dans les traités ne prévoit pourtant une telle dépendance.
L'ombre et le pouvoir d'attraction de l'OTAN
Ensuite, il y a une question plus idéologique, très politique. Pour nombre d'États membres, il n'est pas question de faire de l'ombre à l'Alliance atlantique : la "vraie" réunion des ministres de la Défense se déroule au sein de l'OTAN, pas à l'Union européenne.
Les temps changent
La dernière raison est historique, la défense n'était ni une priorité ni une compétence directe européenne. Mais ce motif a aujourd'hui disparu. Politiquement, financièrement, techniquement, la défense est, de fait, devenue une compétence européenne, au moins en termes d'appui et de soutien pour l'aspect industriel, mais aussi pour l'aspect politique. Toutes les institutions (Commission, Parlement, Conseil européen) se penchent désormais régulièrement sur ce sujet.
Une nécessité politique actuelle
Débattre réellement
Malgré les "grands mots", il reste une incapacité au niveau des gouvernements à concevoir que la politique de défense européenne nécessite une instance pleine et entière des ministres de la Défense. Pourtant, rien n'empêcherait de tenir plus souvent une réunion des ministres de la Défense, de lui donner un format plus long, plus intéressant. Cela dépend juste de la volonté du Haut représentant de l'UE et du pays qui a la présidence tournante (la Pologne aujourd'hui, le Danemark demain).
Passer le cap ne coûte rien
Rien n'empêcherait non plus de donner à ce "Conseil des ministres de la Défense" une capacité de débat supplémentaire (sur le réarmement, le financement de la défense) ou de débattre ou co-débattre de textes qui les concernent au premier chef, tels celui sur le renforcement de l'industrie européenne de défense (EDIP). Ou de lui donner un pouvoir de décision réelle. Il suffirait de modifier la décision qui fixe les formations du Conseil (3). Une décision qui se prend à la majorité simple (4) et n'a quasiment aucune implication budgétaire (5).
Une contradiction notoire à résoudre
La Commission européenne s'est dotée d'un commissaire Défense. Le Parlement européen a élevé sa sous-commission "Sécurité et Défense" (la SEDE) en vraie commission parlementaire. Le Conseil, qui est pourtant l'instance de décision principale au niveau européen, surtout en matière de défense (laquelle reste une compétence principale des États membres), est à la traîne. Une contradiction notoire qui devrait être résolue. Davantage que de grands mots, la politique de défense européenne a besoin d'actes concrets, et de procédures de décision efficaces.
(Nicolas Gros-Verheyde)
- À 29 ou 30 participants (27 ministres + Haute représentante + OTAN ou Parlement européen), cela fait environ 4-5 minutes par participant. À peine le temps d'exposer son point de vue. La possibilité de reprendre la parole, d'entamer un réel débat n'existe pas.
- Sauf quand ils se réunissent en format de conseil d'administration de l'agence européenne de défense, où ils peuvent décider, notamment, du budget de l'agence ou de son programme de travail. Un rôle très limité cependant.
- Disposition ancrée dans le règlement intérieur du Conseil.
- Et non pas à la majorité qualifiée.
- Le secrétariat général du Conseil a l'habitude d'absorber l'organisation de réunions extraordinaires ou supplémentaires, ce qui a été régulièrement le cas lors des crises passées (financière, migrations, Ukraine). Il faudra peut-être déléguer quelques administrateurs, mais des redéploiements de personnel peuvent suffire. Au pire, le coût supplémentaire serait très minime.
Lire aussi :
Cela fait plus de 20 ans que je soutiens que les Européens ne sont pas sérieux quand ils parlent de Défense, tant qu’ils n’autorisent pas leurs ministres de la Défense a en débattre et à prendre des décisions d’intérêt commun dans leur domaine de compétence.
Il est pour le moins anachronique de vouloir accueillir l’Ukraine comme membre de l’UE avec un article 42/7 du Traité de Lisbonne contraignant en matière de solidarité de défense, alors que la plupart des Etats membres externalisent leur défense à une autre organisation???
GCA(2S) Jean Paul Perruche (ancien DGEMUE)