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[Analyse] ASAP, plan munitions. La schizophrénie poussée à son paroxysme

(B2) La censure de plusieurs dispositions majeures du projet de la Commission européenne visant à doper la production de munitions est surprenante à plus d'un titre.

La proposition d'acte de soutien à la production de munitions (ASAP), mise sur la table début mai par le commissaire Thierry Breton est actuellement l'objet d'une série de critiques et d'amendements venus des principaux États membres (lire : [Confidentiel] Le fonds ASAP pour les munitions dépouillé de sa substance. France, Allemagne, Pologne à l’assaut de la proposition Breton).

La proposition Thierry Breton désavouée

Critiques d'autant plus incompréhensibles que les mêmes États membres ont été consultés bien en amont, voire ont été demandeurs ou acteurs de cette proposition qui se veut un pan d'une dynamique nouvelle en matière de marchés de défense et de politique industrielle. Il est en effet d'usage à la Commission européenne de sonder, de façon plus ou moins informelle, les États membres, avant toute initiative. En matière de défense, cet usage est quasi-obligatoire, au moins vis-à-vis des principaux acteurs, Français et Allemands en particulier, mais aussi des autres. Si de telles réactions étaient attendues, on imagine mal le commissaire Thierry Breton proposer un texte condamné à l'avance.

Le révélateur d'un État profond

Le seul diagnostic possible est celui d'une profonde schizophrénie au sein même des États membres, entre un niveau politique et diplomatique (présidence ou premier ministre, affaires étrangères, représentations permanentes, etc.) et le secteur militaro-industriel. Ce qu'il est convenu d'appeler l'État profond, rassemblant aussi bien les directions des achats des ministères de la Défense que les industriels et certains responsables militaires.

Une coalition d'oppositions

On assiste de fait à une coalition des improbables. Les uns parce qu'ils sont souverainistes en toutes circonstances, à l'instar des Polonais, qui « achètent plus qu'ils ne produisent, et le plus souvent aux États-Unis », selon les termes d'un représentant de l'industrie, et ont une méfiance enracinée contre tout pouvoir supplémentaire donné aux instances communautaires. Les autres parce qu'ils sont représentés au sein du groupe de travail du Conseil par des administrations de l'armement dont la culture reste marquée par l'instinct de la protection de l'industrie nationale. Certains d'entre eux étant poussés dans le dos par une partie au moins de leurs industries de l'armement.

La Commission dans la ligne de mire

Ce qui est insupportable pour ces « doctrinaires », c'est que la Commission européenne puisse s'immiscer dans ce qu'ils considèrent comme leur chasse gardée. Pour eux, les questions industrielles comme celles liées aux transferts de biens de défense ou à l'exportation d'armement doivent rester sous leur contrôle exclusif. Le fractionnement du marché intérieur en autant de marchés nationaux n'est ainsi pas un problème pour eux. Au contraire, son maintien garantit une certaine liberté d'action sur le territoire national ou d'autres marchés. En clair, plus il y a de barrières, mieux c'est. La création d'un marché intérieur des biens de défense reste ainsi un vœu pieux.

Les anti-communautaires à la manœuvre

C'est le cas en particulier de la Direction générale de l'armement (DGA) en France et des industriels Dassault et MBDA notamment, observe une source proche du dossier. Les mêmes étaient déjà farouchement opposés en 2008-2009 aux deux propositions de directives sur les marchés publics de défense et les transferts intracommunautaires. Ils avaient à l'époque tout tenté pour les faire capoter. Aujourd'hui, ils sont en pointe, résolus à faire supprimer les articles 13 à 16 et l'article 20 de la proposition.

Un jusqu'au boutisme qui ne fait pas l'unanimité

Tous les industriels ne partagent pas cependant cet avis, selon nos informations. « Nexter, pourtant directement concerné par la proposition, a une approche plus nuancée », indique un expert de l'industrie. Et si les fonctionnaires allemands sont aussi inquiets de voir la Commission européenne interférer avec les exportations d'armement de leur pays, des industriels (Diehl, Rheinmetall ou encore Krauss-Maffei) se contenteraient volontiers d'amendements.

(Olivier Jehin)

Lire aussi : [Décryptage] Fonds ASAP. Qui pourra en bénéficier ? À quelles conditions ? Quid de la facilité d'accélération ?

Mis à jour, pour des raisons de lisibilité, l'article a été divisé en deux après parution

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