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[Analyse] Face à la guerre israélienne à Gaza et en Cisjordanie, l’Europe en flagrant délit de négligence

(B2) Le conflit engagé par le régime du Premier ministre Benjamin Netanyahou contre les Palestiniens de la bande de Gaza a atteint l'intolérable. Et laisse les Européens pantois, quasi-désarmés. Ils ont pourtant des moyens de réagir. Et en ont même l'obligation.

L'Europe doit sortir de sa léthargie

Une guerre de destruction

Le but visé — la libération des otages et la "neutralisation" du Hamas — est depuis longtemps dépassé. Nous ne sommes plus dans une simple opération de représailles mais dans une guerre de destruction. Le blocage de l'aide humanitaire, l'interdiction de la zone à la presse, les cibles visées... n'ont rien à envier aux pratiques d'un Bachar el Assad en Syrie. On semble davantage dans une opération de nettoyage ethnique que dans une opération anti-terroriste. Tout autre régime aurait depuis longtemps fait l'objet de mesures de rétorsion.

Une léthargie coupable

Si les États Européens continuent à ne pas vouloir agir, cela représente un danger grave non seulement pour la solution à deux États (le nœud de la politique UE) mais aussi pour le poids européen : leur "voix dans le monde". Plusieurs responsables africains sont toujours placés sur liste noire pour avoir réprimé leur population ou leurs opposants. Pour des faits souvent très anciens et généralement bien moins mortifères. Le "double standard" si souvent invoqué contre les Européens par nos partenaires du Sud (souvent à tort) est ici patent.

L'appui du droit et des valeurs

Une palette de mesures disponibles

Les Européens ont toute une palette de mesures possibles : des plus diplomatiques (convocation d'ambassadeurs, diminution des missions diplomatiques, rappel d'ambassadeurs) aux plus concrètes (interdiction de visas et gel des avoirs contre les responsables) ou plus lourdes de sens avec des sanctions économiques (embargo), politiques (suspension des accords) et militaires (embargo sur les armes, rupture des coopérations).

Des bases internationales d'action

Les bases juridiques d'une telle réaction ne manquent pas, tant au plan international qu'au niveau des valeurs européennes.

Il y a tout d'abord l'injonction de la Cour internationale de justice (CIJ) faite, en janvier 2024, à l'État hébreu d'agir pour faciliter l'aide humanitaire et éviter l'irréparable (lire : [Actualité] Israël doit stopper ou prévenir tout acte de génocide à Gaza (CIJ)). Suivie d'une nouvelle injonction, le 24 mai 2024, de suspendre son opération militaire à Rafah, une ordonnance qu’Israël n’a pas respectée. Dans un avis rendu le 19 juillet 2024, la CIJ a aussi déclaré « illicite » la présence d'Israël en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et Gaza, et appelé à mettre fin à sa présence.

Il y a ensuite des positions claires de l'organisation des Nations unies, notamment la résolution du 18 septembre 2024, exigeant d’Israël de mettre fin à « sa présence illicite « dans le territoire palestinien occupé, « au plus tard dans 12 mois ».

Crimes de guerre et atteinte à l'état de droit

S'y ajoutent les mandats d'arrêts de la Cour pénale internationale (le 21 novembre 2024) contre Netanyahou et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour violation du droit international humanitaire (lire : [Actualité] Netanyahu et Gallant recherchés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité).

Il y aussi plusieurs atteintes à l'état de droit. Les poursuites pour corruption contre le Premier ministre et sa femme ne peuvent laisser indifférents, tout comme son offensive délibérée contre les autorités judiciaires, visant notamment le limogeage de la procureure générale d'Israël, Gali Baharav-Miara (1). L'un étant lié à l'autre. Les positions publiques de certains ministres sur la question palestinienne, refusant une solution pacifique à deux États, sont aux antipodes de toutes les positions européennes (2). Le dernier rapport de l'UE sur les droits de l'Homme ne laisse aucune ambiguïté sur la gravité des problèmes internes à la démocratie israélienne (3).

Plusieurs pistes d'action possibles

Une réflexion politique

Une réflexion devrait pouvoir s'engager entre les 27 pour mettre en place, a minima, un cadre de sanctions visant les responsables politiques de ces violations en série des règles internationales comme européennes. Et de commencer à flécher des noms de personnes ou d'entités pouvant être visées (4). Ceci pourrait se doubler de premières mesures visant des secteurs économiques.

La pression économique

Pour Israël, l'Union européenne est le premier partenaire commercial. Elle représente 32 % du total des échanges de biens d'Israël avec le monde en 2024. Plus d'un tiers (34,2 %) des importations israéliennes provenaient de l'UE, tandis que 28,8 % des exportations israéliennes étaient destinées à l'UE. Toute sanction mise en place aurait un effet rapide sur l'économie israélienne. Davantage que pour la plupart des autres pays. Un sacré moyen de pression.

Un non-respect de l'accord

La suspension de l'accord d'association n'est plus une question d'opportunité mais une obligation morale voire juridique. Le respect des droits de l'Homme (et de la démocratie) est, en effet, une des conditions essentielles de l'accord (5), comme l'ont rappelé en mai plusieurs États membres (lire : [Actualité] 17 États membres poussent pour réexaminer l’accord d’association UE-Israël, un tournant symbolique). D'autres mesures plus drastiques pourraient enfin s'envisager, à l'instar de mesures d'embargo prises sous l'angle de la politique extérieure et de sécurité commune.

Un embargo nécessaire

Il y a surtout urgence à instaurer un embargo sur les armes. Ici, il ne s'agit plus d'une simple possibilité. Mais, d'une obligation. En matière d'armements, les textes européens sont, en effet, très clairs. La décision de 2008 enjoint aux États membres de « refus(er) l’autorisation d’exportation s’il existe un risque manifeste que la technologie ou les équipements mili­taires dont l’exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international ».

Une obligation, pas une éventualité

Ces "violations graves" sont, en l'espèce, attestées à la fois par des juridictions internationales mais aussi par les déclarations officielles européennes condamnant clairement les dérapages en Cisjordanie et à Gaza (6) et les rapports internes des diplomates européens. Certes, cette "position commune" (alias décision) n'est assortie d'aucune sanction, ni modalité de contrôle, comme le reste du droit communautaire. Mais elle s'impose à chaque État membre.

Les États-membres, comme les Pays-Bas, qui continuent de "tolérer" certaines exportations, sont coupables, a minima, de violation de cette décision (7). Et cela vaut aussi pour ceux qui, comme la France, poursuivent leurs exportations en volume plus limité (8).

À défaut d'un embargo sur les armes à 27, rien n'interdit aux Européens d'aboutir au moins à une coordination de leurs positions, comme ils l'avaient fait sur la Turquie après son intervention dans le nord de la Syrie (lire : [Décryptage] Exportation d’armes vers la Turquie : les mesures prises par les Européens et alliés).

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. Sa destitution a été décidée à l'unanimité par le gouvernement israélien le 23 mars 2025.
  2. Notamment les déclarations des ministres Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich enjoignant aux Palestiniens de quitter la bande de Gaza.
  3. « L'indépendance de la Cour suprême est remise en question. La liberté d'expression et la liberté de travail ont été affectées par les lois antiterroristes. L'utilisation des réseaux sociaux est surveillée. Le crime organisé est un problème croissant dans les communautés arabes d'Israël et dans les villes mixtes, et il est généralement incontesté. Israël a été classé 101e sur 180 pays au Classement mondial de la liberté de la presse », rapport annexe sur la démocratie et les droits de l'Homme dans le monde, mai 2024.
  4. Seuls sont pour l'instant inscrits quelques colons israéliens reconnus coupables d'actions extrêmes, de façon concomitante à des terroristes du Hamas (lire : [Actualité] Des colons israéliens extrémistes bientôt sanctionnés. Un séquençage subtil avec les sanctions contre le Hamas). Une proposition avait bien été faite à l'automne 2024 par le Haut représentant, Josep Borrell. Restée sans suite (lire : [Actualité] Deux ministres israéliens sur liste noire ? Cisjordanie et Gaza. La discussion continue (Gymnich)
  5. C'est l'article 2 de l'accord d'association entré en vigueur en juin 2000.
  6. En particulier, la déclaration faite au Conseil des droits de l'Homme de l'ONU le 26 février 2025.
  7. Une position condamnée par une juridiction néerlandaise (lire : [Jurisprudence] Les exportations d’armes vers Israël doivent cesser (tribunal néerlandais) même si le gouvernement a fait appel.
  8. La défense du ministre des Armées, Sébastien Lecornu — seuls des « composants » destinés au Dôme de fer israélien ou des « éléments pour la réexportation » sont vendus à Israël, a-t-il affirmé sur LCI, selon l'AFP — n'apparait pas en conformité avec les règles sur l'exportation des armes. Celles-ci ne prévoyant pas de telles exceptions.

Lire aussi :

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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