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Iran: impossible pour les entreprises européennes d’échapper aux sanctions américaines (Karine Berger)

Karine Berger en 2015. (©Karine Berger)

(B2 - Exclusif) En se retirant de l'accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), les États-Unis ont rappelé le risque de poursuites extraterritoriales pour les entreprises étrangères. Même si les Européens décident de maintenir le dialogue avec Téhéran, leurs intérêts pourront être ciblés par des procédures judiciaires. Est-il possible d'y échapper ? Karine Berger se montre sceptique.

Karine Berger est économiste, poytechnicienne et diplômée de l'ENSAE (l'école des statistiques françaises. Elle a aussi travaillé à la direction des prévisions de Bercy (le ministère de l'Economie et des Finances). Autant dire que les chiffres et l'économie, elle maitrîse. Elle a aussi siégé à l'Assemblée nationale comme députée des Hautes Alpes, sur les bancs du Parti socialiste, de 2012 à 2017. Elle est l'auteure, avec son collègue Pierre Lellouche (ex député Les Républicains, ancien secrétaire d’État aux Affaires européennes puis au commerce extérieur) d'un rapport d'information sur "l'extraterritorialité de la législation américaine." Ils y dénoncent des mesures abusives, en particulier au prétexte de la lutte contre la corruption. Le sujet des embargos y est aussi abordé.

Le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien inquiète les entreprises européennes, présentes dans ce pays. Que change cette décision de Washington ?

Historiquement, aux États-Unis, il y a deux types de sanctions qui concernent l’Iran. Les sanctions primaires concernent toutes les personnes américaines et toutes les entreprises qui ont un intérêt américain. Toute entreprise qui utilise du dollar, qui utilise une boîte mail qui passe par le sol américain, peut faire l’objet d’une poursuite. Ces sanctions n'avaient pas été levées dans le cadre de l’accord sur le nucléaire iranien.

Ce qui avait été levé, ce sont les sanctions secondaires, purement extraterritoriales, comme la loi d’Amato-Kennedy [visant spécifiquement les « États voyous »], qui permettent aux États-Unis de vous poursuivre pour du business que vous auriez avec l’Iran, même si vous n’avez aucun lien avec les États-Unis.

L’Union européenne est le troisième partenaire commercial de l’Iran en 2017, après la Chine et les Emirats Arabes Unis. L'Allemagne et la France sont très présents sur ce marché, mais d'autres pays ont largement développé leurs relations commerciales avec Téhéran, comme l’Autriche, l’Espagne ou les Pays-Bas. Quels sont les risques pour leurs entreprises ?

Washington a laissé six mois aux entreprises européennes pour se retirer. Elles risquent d’être poursuivies par la justice américaine en tant qu’entreprises ayant des liens avec les États-Unis. Encore une fois, c’était déjà le cas avant le retrait de cet accord. Mais nous sommes là face à une opportunité politique et administrative que les États-Unis vont probablement utiliser. Les administrations américaines donnaient des autorisations implicites ou explicites dans des domaines spécifiques, comme l'aéronautique, qui ont fait que les sanctions primaires étaient mises de côté... Parce que les États-Unis le voulaient bien.

Ces exceptions ne peuvent-elles pas perdurer ?

Non, je ne crois pas. La situation va changer. A partir de maintenant, toute entreprise ayant des liens avec les États-Unis ne bénéficiera plus de ces exceptions. Lors de la rédaction de notre étude, nous nous étions rendus en juin 2016 à Washington. A l’époque, déjà, l’administration américaine n’était absolument pas favorable à cet accord voulu par Barack Obama. L’administration a suivi petit à petit, donnant l’impression de ne plus lancer de procédures. Mais avec le mot d’ordre politique qui vient d’être donné, les poursuites vont devenir systématiques. Dans six mois, si une entreprise vend en Iran et qu’elle est aussi présente aux États-Unis, elle sera poursuivie.

Jusqu’à ce retour des sanctions contre l’Iran, aviez-vous observé des efforts, une bonne volonté, du côté de Washington ?

Les questions d’embargo, c’est politique. Aux États-Unis, ils ne comprennent absolument pas où est le problème. Pour eux, il y a des lois et c’est comme ça. Pour eux, ce n’est pas de l’extraterritorialité. A partir du moment où une entreprise viole la loi américaine, il n’y a pas de débat. Cet état d’esprit est partagé par l’ensemble de l’administration américaine.

Pour les États-Unis, la question de la lutte contre le financement du terrorisme est cruciale. Pour eux, l'Iran, c'est l'appui au Hezbollah. Sur ce terrain, on ne peut pas répondre par des lois économiques. On ne peut que répondre politiquement en affirmant clairement notre position, quitte à ne pas suivre les États-Unis dans leur démarche. Mais ça ne sera pas pour autant une solution pour les entreprises concernées.

Justement, pour les entreprises européennes, quelle est la solution ?

Il n'y en a pas vraiment. Il n’y a pas de moyen légaux de lutter contre cet arbitrage que les entreprises seront-elles-mêmes amenées à faire dans le contexte. Vous ne pouvez pas convaincre une entreprise européenne qu’elle a plus d’intérêt à faire du business en Iran qu’aux États-Unis. Ce n’est pas réaliste. N’importe quel chef d’entreprise ou actionnaire sait parfaitement qu’il vaut mieux faire du business, même secondaire, aux États-Unis plutôt qu’en Iran.

Les Européens ne peuvent-ils pas riposter avec des outils comparables ?

Pour qu'il y ait une riposte, il faudrait trouver un endroit où l’Europe veuille mettre un embargo et pas les États-Unis, où nous pourrions sanctionner les entreprises américaines. Ça n’a aucun sens.

Les entreprises françaises ne sont-elles pas au courant de ce risque ? Comment l'appréhendent-elles ?

Je vais vous raconter une anecdote. Il y a deux ans, des entreprises françaises s’étaient rendues en Iran pour étudier le marché sur invitation du gouvernement français. A leur retour, un sénateur américain leur a tous écrit personnellement pour leur expliquer que ce qu’ils étaient en train de faire était inacceptable et qu’ils allaient être poursuivis aux États-Unis. Des entreprises françaises, encouragées par le gouvernement français, ont donc été menacées par un élu américain. Du point de vue de l’entreprise, le choix est simple, notamment pour les banques. Soit elles mettent la clef sous la porte parce qu’elles ne peuvent pas se passer du dollar. Soit elles laissent tomber l’Iran, parce que l’enjeu n’en vaux pas la peine. L’arbitrage est rationnel. Je ne crois pas qu’une entreprise française maintiendra ses contrats dans ce nouveau contexte.

Les entreprises européennes ne peuvent-elles pas échapper à cette contrainte judiciaire américaine ? En refusant de se soumettre aux injonctions de Washington par exemple ?

Ah non. Elles ne veulent pas y échapper. L’exemple typique c’est BNP Paribas, qui est lié à l’Iran d'ailleurs. Ils ont d’abord refusé de répondre au FBI. Résultat, au bout d’un an à traîner les pieds, ils se sont pris l’amende la plus élevée jamais imposée, avec plus de 7 milliards d'euros. Ils ont finis par signer. Parce qu’il y a eu un moment où la justice américaine a menacé de leur retirer leur licence aux États-Unis.

Les partisans de la décision de Donald Trump accusent les Européens d’avoir une politique iranienne qui n’est motivée que par les retombées économiques, au détriment de la sécurité. Qu’en pensez-vous ?

Difficile à dire. Je vais prendre une porte de sortie. J’espère que ce n’est pas sur des arguments purement économiques que la question se pose. J’espère que les positions française et européenne sont d’abord diplomatiques et que l’opposition avec les États-Unis n’est pas motivée par des questions économiques. Mais je ne sais pas.

(Propos recueillis par Romain Mielcarek)

A télécharger : Le rapport d'information sur l'extraterritorialité de 2016.

Entretien exclusif réalisé par téléphone le 16 mai.

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