[Entretien] Le renseignement européen : de solides intérêts communs peuvent tenir lieu d’amitiés (Pierre de Bousquet de Florian)
(B2 à Zagreb - exclusif) Le coordinateur national (français) du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, le préfet Pierre de Bousquet de Florian, en est convaincu : il y a des défis et des intérêts communs entre les démocraties européennes qui imposent de davantage partager, au niveau stratégique

Les services de renseignement européens ont un inconvénient, leur trop grande discrétion, inhérente à leur métier. Cela leur joue des tours, comme cet arrêt de la Cour de justice de l'UE qui entend mettre des bornes très étroites à leur activité (lire: La Cour pose une limite d’ordre public à la conservation des données par les opérateurs téléphoniques). Aujourd'hui, ils veulent changer leur manière d'être. Tout aussi discrets. Mais plus tout à fait fermés. La preuve en est. La réunion-signature du Collège du renseignement en Europe dans la capitale croate, où quelques journalistes (dont B2) ont été admis dans la salle de débat (lire: 23 États s’engagent sur le collège du renseignement en Europe. But : une culture stratégique commune).
Vous venez de signer avec 22 de vos collègues les fondements du Collège du renseignement en Europe. Est-ce un aboutissement ?
C'est pour nous déjà un succès de méthode : avoir réussi autour de l'initiative du président Macron [cf. discours de la Sorbonne de septembre 2017] à embarquer 23 pays, et demain sans doute un peu plus, autour d'une lettre d'intention qui n'est pas un engagement international mais l'indication claire d'un projet et d'une direction. Nous sommes également contents du format. Reste à concrétiser, autour de l'objectif fixé en commun, et donc doter nos démocraties européennes d'une culture stratégique commune en matière de renseignement.
... Sans aspect opérationnel ?
En effet, le Collège n'a pas vocation à être une plate-forme opérationnelle, ni d'échanges d'informations au niveau opérationnel. Ceux-ci se déroulent ailleurs, et fort bien.
Quels sont alors les ressorts profonds de ce Collège ?
L'initiative du président procède d'une double conviction : d'abord que nos démocraties européennes sont confrontées largement aux mêmes enjeux, aux mêmes défis, et que le renseignement peut aider à la décision pour affronter ces défis. Seconde conviction : les politiques publiques de renseignement n'échappent pas aujourd'hui à la transversalité qui affecte tout sujet public. C'est à la fois une dimension d'autonomie et de souveraineté pour nos États, et une dimension de sécurité pour nos concitoyens.
À quel défi pourrait s'atteler cette réflexion européenne ?
L’organisation du monde, aujourd’hui, autour de deux blocs — comme en parlent nos amis Américains —, avec les démocraties occidentales d’un côté, la Chine de l'autre, est un enjeu de réflexion pour nous tous. Où se situent les pays européens ? Est-ce qu’ils se rangent complètement avec les Américains sans autre forme d'examen ? Comment travaillent-ils avec les Russes ? Sur beaucoup de sujets, nous pensons que l’Europe, les pays européens, ont une petite musique personnelle à jouer ou doivent, au moins, avoir une autonomie de réflexion. Cette réflexion peut être conduite dans un lieu comme le Collège du renseignement. Cela permet d’élaborer, sinon des solutions, au moins des avis à donner à des autorités.
Pourquoi est-ce si difficile pour les services d'apparaître au grand jour ?
Les renseignements ont toujours des 'pudeurs de violette' pour apparaître publiquement. Ils se rencontrent beaucoup entre eux. Non seulement ils communiquent en bilatéral, mais ils ont des clubs qui réunissent les services intérieurs, les services extérieurs. Il y a ainsi un club des coordonnateurs nationaux, le Club de Paris. Mais c’est toujours un peu chacun dans sa spécialité. Il manquait une plate-forme commune permettant de faire se rencontrer les services intérieurs et extérieurs, civils et militaires de renseignement de tous les pays européens. C'est à cela qu'est voué le Collège européen du renseignement.
Dans plusieurs pays, en France en particulier, il reste cependant une dichotomie de services. La coopération est-elle aussi de mise au plan interne ?
Cela a longtemps été un problème. C'est vrai. J'ai connu cela, en tant que chef de la DST [service intérieur de surveillance du territoire]. Mais c'était il y a un peu plus de quinze ans. Maintenant, nous avons toute une série d'organisations communes, de notes communes, de rencontres tout le temps, sous l'égide de la coordination [du renseignement] notamment, mais pas uniquement. La lutte contre le terrorisme, par la transversalité complète qu'elle impose, a vraiment relégué loin dans le passé toute idée de concurrence. Dans ce domaine, nous ne sommes même plus dans l'échange et le partage, mais dans la fusion du renseignement. Chacun joue pour l'ensemble. Autre facteur : le développement de la technique, beaucoup plus important qu'il y a vingt ou trente ans, avec la dimension cyber et la nécessité d'avoir une puissance de calcul, impose des évolutions. Les États n'ont pas les moyens de multiplier ces outils par le nombre de services. La nécessité de forte mutualisation aide au rapprochement entre les services. C'est un point de vue que partagent tous les pays, même s'ils sont organisés différemment.
Peut-on justement envisager un partage de moyens techniques au niveau européen ?
Peut-être est-ce déjà le cas, sur certaines spécialités techniques. La confiance entre certains partenaires est telle que certains font pour d'autres...
Pourrait-on aller plus loin, avec une agence européenne du renseignement, comme l'évoquent certains politiques. Cela serait-il efficace ?
C'est à notre avis une fausse bonne idée. Tout d’abord, à ce stade, ce n'est pas dans les traités européens. Le renseignement reste un sujet intergouvernemental et non pas communautaire. Ensuite, c'est par essence le 'bois dur' du régalien étatique. Cela appartient à la souveraineté de chacun des États, qui doivent garder une autonomie d'appréciation. Dans la construction [éventuelle] d'une Europe supranationale, totale et complète, la communautarisation du renseignement serait sans doute une des dernières choses qui se fera.
Les pays européens sont si en concurrence que cela ?
Cela dépend. Sur la lutte contre le terrorisme, les services échangent beaucoup [au jour le jour]. Et sur le plan judiciaire ou policier, avec les entraides judiciaires, les systèmes mis en place par Europol, cela fonctionne bien. On pourrait même imaginer arriver [un jour] à une agence européenne de lutte contre le terrorisme. Mais ce n'est pas le cas sur tous les sujets. Sur le renseignement économique, par exemple, des alliés extrêmement proches peuvent se retrouver concurrents. Quand il s'agit de vendre des hélicoptères à un pays étranger, de grands contrats d'ingénierie, les intérêts sont différents, les entreprises peuvent être concurrentes. Le renseignement aide à mieux cerner les marchés, l’environnement. Difficile de le partager.
Qu’est-ce qui manque au niveau européen alors ?
Ce qui peut manquer, c'est une culture partagée, pas tant entre les gens des services, mais entre les décideurs qui prennent des décisions qui, après, vont affecter l'activité des services...
Vous pensez à l'arrêt Télé 2 de la Cour de justice ?
C'est une décision que je respecte et que les services respecteront si jamais elle leur est imposée. Mais elle est sans doute inopportune. Les magistrats ont certainement cru bien faire, avec la conscience de rendre service, arbitrant entre la protection de la vie privée, des données personnelles et les impératifs de sécurité. Mais ils n'ont sans doute pas pensé aux conséquences que cela pourrait avoir sur le travail d'investigation policière, judiciaire et sur le travail de renseignement. Sans doute n'étaient-ils pas assez informés. Je ne veux pas croire que sachant ce qu’ils ont compris depuis, ces magistrats auraient pris cette décision.
Cela vous complique la vie ?
Pas seulement. Cela risque d’empêcher, de limiter, les capacités d'investigation des services. Donc il faudra trouver d'autres moyens ou s'adapter. La décision n’est pas prise. Mais c'est un sujet dont on parle entre les gens du renseignement, pour essayer de voir comment faire.
Peut-on convaincre les magistrats de changer de point de vue ?
Quand on a besoin de convaincre les magistrats, c'est qu'il est déjà trop tard. C'est toujours difficile pour un tribunal de revenir sur une position qu'il a prise, ou alors il faut une autre occasion (1). Ce qu’il faut ab initio, c'est populariser une pédagogie sur l’utilité des services du renseignement et la façon dont ils travaillent pour ne pas s'exposer à de telles décisions. Cet arrêt, c'est quelque part un échec du renseignement à ne pas avoir communiqué sur ses besoins, ses enjeux, la façon dont il travaille, etc. Pour moi, cela a clairement été un ressort de la nécessité d'approfondir le travail en commun au niveau européen.
Dans le renseignement, on dit souvent qu'il n’y a pas d’amis, que des intérêts…
C’est la formule traditionnelle... Les gens du renseignement sont pragmatiques. Ils ont de la mémoire, aussi, et ils ont une capacité à sérier les questions. Sur certains sujets, ils peuvent être très proches, très liés, très solidaires, très amis, et sur d'autres assez férocement concurrents. Nous pouvons fort bien travailler avec les Américains, les Russes, les Chinois. Pas sur tout. Cela dépend des sujets. Mais il y a des pays avec lesquels nous sommes globalement beaucoup plus en confiance, tout simplement parce que nous partageons la plupart des sujets. C’est le cas des démocraties européennes au sens large. Voilà pourquoi une initiative comme celle du Collège européen prend son sens, pour resserrer encore plus ces liens. Alors de l'amitié peut-être pas — encore que de vraies amitiés peuvent naître dans le renseignement, mais ça c'est personnel —, mais des intérêts communs, à l’évidence, oui. De solides intérêts communs peuvent tenir lieu d'amitiés...
(propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)
À suivre (2e partie de l'entretien) : Terrorisme salafiste, d'extrême-droite, d'extrême gauche, situation au Sahel. La vigilance reste de mise
- On peut noter que plusieurs affaires sont en cours de jugement. L'avocat général de la Cour vient récemment d'enfoncer le clou, ouvrant cependant, selon notre avis, une très timide porte de sortie pour les services de renseignement (lire : Vie privée ou sécurité nationale. L’avocat général pose les bornes. Les lois française et belge en infraction).
Entretien réalisé en face à face à Zagreb le 26 février 2020