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[Entretien] L’industrie de défense est appelée à se restructurer. Il faut s’y préparer (Jorge Domecq)

(B2 - exclusif) L'avenir de la PESCO, de l'industrie de défense, du fonds européen de défense, et de la défense européenne tout court. Voici quelques uns des sujets fondamentaux qu'évoque Jorge Domecq

Jorge Domecq (crédit : EDA)

Avant son départ, le diplomate espagnol qui a dirigé l'agence européenne de défense durant quatre ans, a bien voulu se prêter à un exercice de discussions à bâtons rompus. Davantage qu'un bilan, c'est un témoignage des évolutions de ces dernières années sur lequel nous avons voulu mettre le focus.

La révision stratégique de la Coopération structurée permanente (PESCO) vient de commencer. L'Agence a un rôle clé puisqu'elle assure (avec l'état-major) son secrétariat. Que peut-on attendre de cette révision ?

— L'objectif est de faire le point, de consolider ce qui marche bien et de changer (s'il y a lieu) les méthodes pour améliorer sa gestion. Nous allons regarder les engagements prévus, mais aussi les projets. Nous devons voir si nous pouvons aller vers la fusion de certains projets, voire décider d'en arrêter d'autres s'ils n'avancent pas. Notre travail est de contribuer à la prise de décision. Mais, dans tous les cas, ces décisions seront prises par les États membres.

Faut-il revoir la gouvernance de la PESCO ?

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Peut-on dire que la PESCO fonctionne ou est-ce un simple forum de discussion ?

— La PESCO est une structure de coopération sans précédent dans la coopération en matière de défense. Elle n'est pas exclusive. Mais pour les États membres qui ont décidé de participer, à terme, cela deviendra leur vrai focus. J'en suis convaincu. Car l'objectif final, c'est vraiment une convergence des plans de défense des États membres. Mais cela prend du temps.

Combien de temps ? Un an, vingt ans ?

— Il ne faut pas rêver. Les premiers résultats n'arriveront pas dans un an, mais dans cinq ou dix années. Nous sommes au début de la mise en œuvre des instruments. C'est la même chose pour les projets. La défense, c'est le temps long. Mais la PESCO est un vecteur de changement de mentalité, tout comme l'est CARD pour la planification de défense.

Vous mettez souvent en avant CARD (Coordinated Annual Review on Defence). En quoi est-ce si utile ?

— Je crois beaucoup dans cette revue annuelle coordonnée de défense. CARD permet de dire là où il y a des lacunes, mais aussi des opportunités pour agir ensemble. Pour le futur, CARD va servir à faire le tri des projets. Elle doit permettre d'identifier les capacités dont nous avons besoin et de cerner les projets structurels : ceux qui auront un impact important sur la scène capacitaire européenne, qui réunissent une masse critique des États membres qui veulent développer ensemble un système et qui sont une opportunité figurant dans les plans de défense.

C'est un peu un livre blanc permanent ?

— Dans une certaine mesure. Je dirais que c’est un outil qui doit montrer le chemin à prendre en matière de coopération et de projet concrets à développer. Un peu comme une boussole.

L'idée d'un livre blanc est de plus en plus évoquée justement. Elle ne rencontre pourtant pas de vrai enthousiasme parmi les États. Pourquoi selon vous ?

— Premièrement, cette notion est très différente d'un pays à l'autre. Il faut être très prudent. Au risque de faire naître de faux espoirs. Il faut d'abord bien cerner ce que l'on veut, quel résultat on recherche, etc. Si l'objectif est de faire une loi de programmation au niveau européen, nous n'en sommes pas là encore. Car la programmation et planification de défense restent essentiellement du niveau national.

Et le Fonds européen de défense, vous regardez cela avec méfiance ?

— Non, pas du tout. Au contraire, nous avons beaucoup d’espoir et voulons un fonds bien doté et efficace. Je dis simplement qu’il faut faire attention à ce que nous nous concentrions pas exclusivement sur l’aspect industriel des choses. La base légale du Fonds européen de défense est industrielle, certes. Le fonds est ainsi là pour améliorer la compétitivité entre les États membres dans le domaine de la défense et inciter fortement à la coopération transfrontalière. Mais, si nous en restons là, le but final ne sera pas atteint.

Pourquoi ? Ce n'est pas cela l'objectif ?

— Non. L'objectif final, stratégique, c'est d'aider à bâtir une défense européenne plus efficace, à avoir les capacités nécessaires. D’où la nécessité de financer les priorités agréées par les États membres. C'est-à-dire celles dont nos forces armées ont besoin, sur le terrain et sans d'éventuelles limitations. Certains systèmes de nature stratégique dépendent encore trop largement d'États tiers.

Quelles sont les conditions principales pour que ce fonds fonctionne ?

— Premièrement, le fonds doit vraiment utiliser l'appropriation apportée par les États membres. Ce n'est pas une question banale. C'est important. L'industrie de défense n'est pas un secteur comme un autre. C'est un secteur avec seulement un client par État, où le client agit non seulement sur les critères (classiques) de ressources budgétaires, de compétition, d'efficacité, mais aussi en prenant en compte d'autres critères [géopolitiques]. Deuxièmement : il faut être patient. L'industrie de défense est un domaine très compliqué, où on doit attendre plusieurs années, cinq-dix ans pour être capable de produire de nouvelles technologies pour rester compétitifs au niveau mondial. Troisièmement, pour rester compétitif, il faut se mettre ensemble. L'autonomie stratégique européenne et sa composante industrielle ne sont pas possibles sans la coopération entre les États européens.

À vous écouter, on se dit que l'autonomie stratégique sera européenne ou ne sera pas ?

— J'en suis convaincu. La coopération et l'autonomie stratégique sont deux faces de la même pièce. On ne peut pas les séparer. Toute autre solution n'est pas tenable, pour aucun des États membres. Plus on perd du temps à prendre des décisions difficiles, plus ce sera compliqué. Dans certains pays, l'industrie de défense va devoir subir une restructuration. Elle pourrait être tentée de réorienter ses activités vers d'autres domaines [civils]. C'est un appel vraiment urgent...

... Un appel à se réorganiser, à ne pas avoir peur de restructurer à l'échelle européenne ?

— Exactement. Ce sont ces deux préoccupations que j'ai à l'esprit. La discussion est plutôt tendue sur les ressources du budget européen. On doit utiliser au mieux les structures et outils qui existent déjà. Il faut éviter de dupliquer ce que l'Agence fait aujourd'hui avec de nouvelles structures sur la nouvelle scène institutionnelle européenne.

Il y a une chose qui n'est pas faite en commun, du moins dans la sphère européenne : l'acquisition. Serait-ce possible ?

— C'est déjà possible. L'acquisition, certes, ne peut pas être faite par la Commission ou les institutions européennes elles-mêmes. Mais l'Agence peut le faire au nom des États membres, si les États le souhaitent. C'était d'ailleurs l'objectif initial. Nous l'avons fait avec les communications satellites, avec les munitions et, aujourd'hui, pour le soutien médical (AIRMEDEVAC). Un contrat a été signé l'année dernière avec quatre États membres. Pour un pays comme la Belgique, par exemple, cela représente dix fois sa contribution au budget de l'agence. Imaginez-vous le retour sur investissement possible, si on faisait de cet achat en commun plutôt une norme qu'une exception ?

(Propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)


Comment définiriez-vous ce qu'est l'Agence européenne de défense aujourd'hui ?

— Aujourd'hui, les projets sont beaucoup plus mûrs avec une claire vision. Du point de vue de l'initiation de projets, il n'y a aucun doute que l'agence soit architecte de l'actualisation du plan de développement des capacités, pour définir les capacités, les domaines industriels à préserver ou à promouvoir. En même temps, elle est vue comme le hub idéal pour la coopération de projets. Sur ce point, la Coopération structurée permanente va jouer un rôle très important. Le nombre de projets de la PESCO qui dépend de l'appui et soutien de l'agence, de son expertise, augmente. Nous sommes en train de négocier plus de vingt nouveaux projets de recherche avec des budgets assez substantiels.

Vous êtes un peu à l'Union européenne ce qu'est l'ACT (1) à l'OTAN ?

— Je dirai plutôt que l'agence est un mélange d'une partie du secrétariat international de l'OTAN (planification etc.) et de certaines de ces agences. La différence, c'est que nous évoluons dans un contexte de réglementation européenne où nous sommes appelés à être l'interface. L'OTAN, qui évolue dans un monde purement militaire, ne peut pas jouer ce rôle. Nous le faisons pour les États membres et pour l'OTAN, sur le ciel ouvert, le spectre radio. Et avec la 5G qui arrive, ce rôle sera encore plus important.

Que reste-t-il à faire pour le futur, pour l'agence, pour l'Europe plus globalement ?

— C'est le moment de penser à rendre des comptes, à l'opinion publique notamment. Et cela va devenir de plus en plus le noyau de notre activité. Nous avons défini les paramètres de nos opérations, nous avons les instruments en place, nous aurons l'incitation nécessaire (avec le Fonds européen de défense). Maintenant, si le résultat du fonds et des autres instruments de coopération n'arrive pas à concrétiser une défense européenne plus efficace... Alors il faudra se demander ce qui ne marche pas.


Entretien réalisé en face à face en français dans les locaux de l'agence européenne de défense le 25 janvier

  1.  Lire : Les opérations doivent être la boussole commune de notre transformation (Gén. André Lanata)

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Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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