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[Entretien] On peut se servir d’Irini pour bâtir la défense européenne en Méditerranée (Fabio Agostini)

(B2) À la tête de l'opération de contrôle de l'embargo au large de la Libye depuis ses débuts, le contre-amiral Fabio Agostini tire la leçon de dix-huit mois de commandement. Entre satisfaction (l'effet dissuasif et l'accompagnement de la stabilisation), regret (la formation des garde-côtes libyens stoppée et la relation avec l'OTAN bloquée) et espoir (transformer Irini en une opération globale de surveillance de la Mare Nostrum)...

Fabio Agostini (crédit : EUNAVFOR Med Irini)

À l'heure du bilan

Comment était la situation à votre arrivée, il y a 18 mois ?

— Nous avions une présence importante de trafics illicites, notamment d'armes lourdes, d'avions, de systèmes anti-aériens, de milices, de mercenaires et de sociétés militaires privées, tant vers la Tripolitaine [L'Ouest tenu par le gouvernement d'Union nationale de Fayez el-Sarraj] que vers la Cyrénaïque [l'Est tenu par le général Haftar].

Et aujourd'hui, où en est le trafic ?

— Il s'est réduit, sous l'effet conjugué de la présence d'Irini et du cessez-le-feu. Depuis la fin des hostilités, il y a moins besoin d'armes en Libye, c'est vrai. Mais notre présence au large des côtes libyennes, nos inspections, et les rapports produits à l'ONU, ont eu un effet très positif, de dissuasion, sur tous les acteurs concernés. Je peux vous l'assurer. Ils ont compris que leurs trafics illicites, notamment d'hydrocarbures, ne seraient plus à l'abri de notre action d'une manière ou d'une autre. Avec ses navires, avions, sous-marins, drones et satellites, Irini surveille, photographie et vérifie la situation en Méditerranée centrale, notamment au large des côtes libyennes, 24 heures sur 24, 365 jours par an.

Sur quoi vous appuyez-vous pour dire qu'il y a un effet dissuasif ?

— Nous avons une preuve assez tangible : la réduction significative du nombre d'avions suspects enregistrés à destination et en provenance de Libye et un niveau sensiblement constant des armements présents sur le territoire libyen. Ce que nous observons aujourd'hui, c'est plutôt un « roulement de routine », principalement par voie aérienne, des mercenaires et d'éléments de compagnies militaires privées qui continuent d'être présents en nombre presque constant sur le territoire libyen.

Combien d'inspections avez-vous effectué ? Quelles informations avez-vous recueillies ?

— Irini a enquêté sur quelque 4000 navires. Nous avons surveillé 16 ports et terminaux pétroliers, effectué plus de 180 visites à bord de navires marchands (avec l'autorisation du capitaine) et effectué 20 inspections complètes de navires suspects (avec le consentement de l'État du pavillon). Nous avons enquêté sur quelque 600 vols suspects, surveillé 25 aéroports et analysé des milliers d'images satellites du Centre satellitaire européen (SatCen) de Torrejón. Et vous le savez, nous avons lors de l'une des inspections, découvert une cargaison illicite de carburant d'aviation militaire, interdite, et dérouté le navire vers un port en Grèce. C'est la première opération de détournement jamais réalisée par l'Union européenne.

Ces informations sont essentielles ?

— Oui. L'efficacité de l'embargo sur les armes est étroitement liée à la disponibilité d'informations de renseignement sur d'éventuels contrevenants à l'embargo. Cela permet aussi de nourrir le groupe d'experts des Nations unies. Nous avons ainsi établi vingt rapports d'inspection et une trentaine de rapports spéciaux.

Une marge de progression

Comment qualifierez-vous cette opération en deux phrases ?

— L'opération a atteint aujourd'hui une phase de pleine maturité opérationnelle. C'est la seule opération à mettre en œuvre l'embargo des Nations Unies sur les armes contre la Libye de manière efficace, équilibrée et impartiale. C'est aussi l'opération militaire de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) la plus complexe et la plus importante.

L'opération a conclu des accords de coopération avec des partenaires internationaux. Mais pas avec l'OTAN. Le regrettez-vous ?

— Nous avons passé plusieurs accords de collaboration avec des entités européennes — EUBAM Libya, Europol, Frontex, Eurojust —  et internationales — Interpol, Cour pénale internationale, le Panel d'experts de l'ONU, le Haut commissariat aux réfugiés, la MINUL [mission de l'ONU en Libye] ou l'UNODC. Sur l'OTAN, je reste persuadé qu'un accord de coopération aurait des conséquences très positives pour la stabilisation de la région et aussi pour l'Alliance atlantique.

Les relations ont-elles été renouées avec les USA ?

— La collaboration avec les commandements américains dans la région avait été suspendue en effet au lancement d'Irini. Mais cela semble maintenant être à nouveau possible. Lors de mon voyage aux États-Unis, en juillet, j'ai pu rencontrer des représentants du Département d'État et de la Défense. J'ai personnellement expliquer nos tâches, nos limites et nos résultats. Depuis lors, l'actuelle administration américaine a manifesté un regain d'intérêt pour travailler avec EUNAFOR MED. Des premiers échanges d'informations ont déjà lieu.

La formation et le suivi des garde-côtes et de la marine libyenne est toujours bloquée ?

— Malheureusement, oui. À l'heure actuelle, cette tâche de formation et de surveillance des garde-côtes et de la marine libyenne n'a pas encore été lancée. Pour des raisons politiques. Nous en restons donc aux résultats de l'opération Sophia, avec 477 personnels des garde-côtes et de la marine libyenne formés.

L'opération Irini se terminera-t-elle après les élections de décembre en Libye ?

— Non. Notre tâche se terminera lorsque ce qu'on appelle « l'état final recherché » sera atteint. Plus précisément, lorsque le soutien d'une opération militaire ne sera plus nécessaire pour mettre en œuvre le processus de paix en Libye et lorsque les garde-côtes et la marine libyenne seront capables d'accomplir leurs tâches de manière autonome dans leur zone maritime de responsabilité. Nous devrons continuer un certain temps après les élections. Ce qui est important c'est que durant cette phase, délicate, il n'y ait pas d'ingérence extérieure, qu'aucune arme n'arrive et que cette zone maritime reste sûre. Le mandat d'Irini a d'ailleurs été prolongé jusqu'à 2023 (lire: L’opération EUNAVFOR Med Irini prolongée de deux ans). Cela traduit la volonté de l'Union européenne de garantir un horizon temporel à moyen terme pour sa présence militaire en Méditerranée.

En attendant, que peut-on améliorer ?

— Il faut sans doute une plus grande conscience de ce qui est vraiment en jeu en Méditerranée et du rôle nécessaire d'Irini. Cela signifie lui affecter des ressources nouvelles et adéquates en termes de moyens sur zone (navires, avions, drones, sous-marins, etc.), de renseignement et de personnel. Cela signifie aussi multiplier les efforts diplomatiques pour permettre de reprendre la formation des garde-côtes et de la marine libyenne, et aussi reprendre pleinement la coopération avec l'OTAN.

La stabilisation de la Libye

Quel place occupe Irini dans le processus de stabilisation de la Libye ?

— Irini n'est pas « la » solution. C'est évident. Elle s'inscrit dans un processus plus large avec des volets politique, économique et humanitaire. Mais c'est un outil important, vital, pour faciliter un processus diplomatique permettant de résoudre de façon permanente la crise libyenne. Aucune crise ne peut être résolue par le seul recours à la force militaire. Mais il est très rare que les crises puissent être résolues sans une utilisation judicieuse, mesurée et appropriée de... l'instrument militaire.

Comment jaugez-vous l'évolution de la situation dans le pays ?

— Il existe une impasse substantielle dans les positions acquises par les deux parties le long de ce que l'on peut considérer comme le front, entre les forces de l'Est et de l'Ouest, qui ont consolidé leurs positions sur une ligne qui part de Syrte et se termine à Al Joufra. La stabilisation partielle retrouvée de la Libye, avec l'augmentation conséquente de la sécurité, ont permis la mise en place du nouveau gouvernement d'union nationale et mis le pays sur la voie des prochaines élections en décembre.

... et au plan économique ?

— L'économie redémarre. La production pétrolière est revenue à 1,3 million de barils par jour. C'est le niveau d'avant 2011. Dans plusieurs régions, des travaux sont en cours sur de nouveaux projets industriels. Bref, la Libye ressemble aujourd'hui à un État, passé d'un danger imminent de faillite à un pays qui commence à croire à sa renaissance sous le signe d'une possible prospérité.

En quoi la stabilité de la Libye est-elle si importante pour les Européens ?

— C'est un élément essentiel de notre cadre européen de sécurité et de défense. Si la paix en Libye se maintient, cela aura aussi d'énormes avantages économiques. Une étude des Nations Unies l'a montré. Les pays riverains de la Mare Nostrum pourraient voir leurs revenus augmenter au total d'environ 165 milliards € d'ici 2025.

Irini, un élément de la défense européenne

On dit toujours que les États sont divisés ?

— C'est une des difficultés qui a toujours fait obstacle à une véritable défense européenne : le manque d'unanimité dans la prise de décision sur la PSDC. Mais pour l'opération Irini, les États membres de l'UE ont décidé rapidement, et à l'unanimité. Sur une opération aussi complexe et articulée à la fois politiquement et opérationnellement, c'est à souligner. C'est la preuve que l'Europe peut décider vite et ensemble lorsqu'il s'agit de sauvegarder ses principaux intérêts de sécurité aux frontières de l'Europe. À condition que l'opération ait immédiatement un objectif clair, des tâches sans ambiguïté et un état final recherché bien défini.

Depuis le retrait d'Afghanistan, le débat sur l'Europe de la défense s'est accéléré. C'est un sujet qui vous passionne. Vous pensez qu'Irini pourrait servir de modèle ?

— L'Union européenne peut s'appuyer sur l'expérience d'Irini. Bien analysée, cela pourrait même représenter le véritable embryon de la future défense européenne. Lorsque l'opération aura atteint ou sera proche de son état final, les États membres pourraient en effet confier à l'opération Irini de nouvelles tâches et de nouvelles fonctions.

Dans quel objectif ?

— EUNAVFOR MED Irini pourrait devenir une opération de sécurité maritime, dotée d'une préparation opérationnelle élevée, capable d'agir dans toute la mer Méditerranée, et éventuellement en mer Noire. Ce serait utile pour maintenir la connaissance de la situation maritime (awareness) aux frontières de l'UE, pour assurer la liberté de navigation, le trafic maritime et les activités de pêche, sauvegarder les infrastructures critiques, décourager ou lutter contre les trafics illicites et le terrorisme, pour coopérer avec les acteurs régionaux de la zone et contribuer au développement des capacités des pays de la région. Tout cela, non pas en compétition, mais en pleine coordination avec les autres opérations, nationales et internationales, dans la zone (en premier lieu, Frontex et l'opération de l'OTAN Sea Guardian).

Cette Mare Nostrum reste vitale pour les Européens ?

— La Méditerranée est un immense réservoir de ressources énergétiques, un carrefour de routes maritimes importantes. Elle représente 20% du trafic maritime mondial, 25% des services réguliers de conteneurs, 30% des flux mondiaux de pétrole. Elle voit passer 65% des flux énergétiques des pays de l'UE. Une Méditerranée plus calme et plus sûre a une valeur stratégique pour l'Europe.

(Propos mis en forme par Nicolas Gros-Verheyde)

Entretien réalisé sous forme d'échanges écrits via mail, en anglais. Traduction assurée par nos soins

Nicolas Gros-Verheyde

Directeur de la rédaction de B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne, auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989. (France-Soir, La Tribune, Arte, Ouest-France, Sud-Ouest)

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