(B2 - exclusif) Après les contrats cadres pour les munitions, le directeur exécutif de l'agence européenne de défense (EDA), Jiří Šedivý, envisage davantage de travail à l'avenir dans les acquisitions conjointes. B2 l'a rencontré au lendemain de la réunion du comité directeur en format ministériel pour faire le point sur l'évolution de l'Agence, à six mois de son 20e anniversaire.
Jiří Šedivý (photo : EDA)
Né le 20 août 1963 à Prague, Jiří Šedivý est directeur exécutif de l'EDA depuis mai 2020. Il a été plusieurs fois ministre, de la Défense (septembre 2006 à janvier 2007, des Affaires européennes (janvier 2007 à août 2007) et de la Défense (premier vice-ministre, novembre 2010-août 2012). De septembre 2012 à juillet 2019, il est représentant permanent de la République tchèque auprès de l'OTAN. Il a aussi été secrétaire général adjoint de l'OTAN pour la politique de défense et la planification de 2007 à 2010. Docteur en sciences politiques, il a fait ses études à la Charles University de Prague et au King's College à Londres.
L'agence, la R&T et le Fonds de défense
L'agence va avoir bientôt 20 ans, qu'est-ce qui a changé ces deux dernières années ?
— La première réalisation majeure des deux dernières années est la constitution du pôle pour l'innovation européenne de défense (innovation hub) qui nous avait été demandé par la Boussole stratégique. Et maintenant, nous sommes en train de développer ses activités en vue principalement de raccourcir le chemin entre une idée innovante et sa transformation en une capacité. Accélérant ainsi l'innovation dans la défense. Ce qui est dans l'ADN de l'agence.
Mais c'est en fait une vieille idée...
— Oui, nous avons toujours eu une direction de la recherche, de la technologie et de l'innovation (RTI). Mais, maintenant nous avons ce pôle, avec de nombreux programmes spécifiques.
Comment concrètement est structuré ce pôle d'innovation ?
— Il est inclus dans la direction RTI et comporte de multiples fonctions : la mise en réseau d'experts en innovation des capitales ; l'organisation annuelle de journées de l'innovation de défense (Défense Innovation Days) - pour la deuxième fois cette année, les 30 mai et 1er juin - qui combinent des discussions et des expositions relatives à des projets de l'industrie et de différentes structures de recherche et d'innovation (...). Tout cela est aussi relié au fonds européen de défense et à des projets ad hoc (...) ainsi qu'à ce que nous faisons dans le domaine de la défense verte, en proposant des solutions en termes de capacités et de catalyseurs (enablers) atténuant les effets négatifs de la défense et des activités militaires sur l'environnement.
En parallèle, on observe un déclin des investissements dans la recherche de défense. N'est-ce pas contradictoire ?
— Vous devriez poser la question dans les capitales. Il y a un engagement contraignant dans la PESCO d'investir 2% du total du budget de défense dans la recherche et le développement et je ne sais pas exactement combien d'États membres respectent cet engagement, mais cela dépend de la manière dont ils décident de structurer leur budget.
Ne doit-on pas y voir un effet collatéral du fonds européen de défense ?
— Le fonds européen de défense, c'est huit milliards sur sept ans. C'est bien. Mais ce n'est pas décisif. C'est incitatif, mais pas de nature à changer la donne. Et les États membres doivent toujours cofinancer ces projets. (...) Dans nos Defence Data [NDLR : la compilation annuelle des données de défense des 27 dont la version 2023 sera publiée à l'occasion de la prochaine conférence annuelle de l'agence, le 30 novembre], nous soulignons régulièrement la tendance non positive dans le domaine de la recherche et du développement.
Dans le fonds européen de défense : quel est votre rôle ?
— Nous collaborons étroitement avec le comité de programme. Nous apportons notre expertise et nous gérons désormais trois projets financés par le fonds de défense. Et il y en aura plus à l'avenir.
Avec d'autres activités ?
— Si le pôle d'innovation a été une première réalisation majeure de ces deux dernières années, la seconde est évidemment liée à la guerre en Ukraine et à nos activités en matière d'acquisitions conjointes de munitions de 155 mm pour l'artillerie lourde. Mais nous avons maintenant aussi des accords de projets établis sur sept ans pour d'autres calibres de munitions et deux autres projets sur les équipements CBRN et les équipements de protection du soldat.
Avec des ressources supplémentaires ?
— Les effectifs de l'agence augmentent régulièrement - sur les trois dernières années, de 180 à 200 personnes - et ils devraient croître encore, avec l'augmentation de notre budget. Après de nombreuses années de stagnation budgétaire, nous avons réussi à obtenir pour la première fois une augmentation de 13% pour 2023 et, juste hier, lors du comité directeur de l'agence en format ministériel (1), nous avons obtenu une nouvelle augmentation de 10% pour l'année prochaine, soit 48,36 millions €.
La coopération structurée permanente ou PESCO
Dans la dernière recommandation du Conseil sur la coopération structurée permanente (2), on voit que les engagements ne sont pas remplis, que les États membres achètent sur étagère et que la coopération ne progresse pas. Même la guerre en Ukraine ne semble pas en mesure d'impulser un changement des mentalités... N'est-ce pas un peu décevant ?
— Je pense que les états d'esprits ont changé. Si vous regardez le montant d'argent investi par les États membres dans le soutien militaire à l'Ukraine - actuellement déjà 27 milliards d'euros - et (...) désormais les discussions sur un financement pluriannuel pour l'armement de l'Ukraine, qui donnerait aussi des garanties à l'industrie en termes de prévisibilité des investissements.
Le recours à la Facilité européenne pour la paix pour le remboursement, ou remboursement partiel, des livraisons d'armes à l'Ukraine est aussi quelque chose d'inimaginable avant la guerre, parce que le fonctionnement de la Facilité européenne de paix était complètement différent. Avec, encore lors de la réunion des ministres de la Défense, des déclarations très claires sur la pérennité du soutien à l'Ukraine.
Avec cependant des limites...
— Dans le même temps, en effet, il y a « des lois de la physique » qu'on ne peut pas dépasser, en termes de capacités industrielles et de vitesse d'accroissement de ces capacités pour accélérer les livraisons. (...) L'industrie rencontre des difficultés pour augmenter la production. Elle a fait beaucoup cependant (si on regarde) les nouveaux contrats, les restructurations internes. La production de munitions a ainsi augmenté de l'ordre de 20% depuis que la guerre a débuté.
... Alors qu'est-ce qu'il faut aujourd'hui pour passer le cap ?
— Ce dont l'industrie a besoin maintenant, c'est d'une certaine certitude en termes de contrats et de commandes à moyen et long termes. Nous ne devons pas oublier que la demande a chuté considérablement après la crise financière de 2008-2009 (...) et que le niveau d'investissement de défense de 2007 n'a pu être retrouvé qu'en 2021. Face à ce déficit d'investissement et à la chute de la demande, l'industrie a dû réagir, soit par des restructurations, soit par une diversification des portefeuilles, en particulier dans les plus grandes entreprises, et par une réorientation vers des marchés non-UE. Et encore l'année dernière, seulement 25% de la production était destinée aux États membres. Le reste a été exporté (hors UE).
S'il y a eu des progrès dans le soutien à l'Ukraine ou les dépenses de défense, il n'y en a pas sur la coopération structurée permanente, la PESCO, et l'intégration de la défense européenne...
— Je ne dirais pas qu'il n'y a pas de progrès dans la PESCO. Nous avons des projets qui donnent des résultats très concrets et nous en verrons davantage autour de 2025 (...). On ne doit pas non plus oublier que le développement de capacités est un processus de long terme. J'ai vu de bons exemples de combinaisons variées de projets nationaux avec des projets PESCO et de financement ultérieur des projets PESCO par le fonds européen de défense. Aussi, on ne peut pas dire que la PESCO ne produit pas (de résultats). (...) Les projets PESCO sont désormais de plus en plus orientés vers la fourniture de capacités opérationnelles concrètes. C'est un processus très graduel, très dépendant de la volonté des États membres de travailler ensemble sur des projets collaboratifs. (...) Il y a une progression graduelle, mais on ne peut pas s'attendre à une révolution.
La recommandation du Conseil évoque le besoin de projets plus matures. Qu'est-ce que cela signifie ? Quelles sont vos attentes ?
— À l'origine, dans le traité de Lisbonne, la PESCO était conçue comme un club, une avant-garde, mais cela n'a pas été accepté. Et lorsque la PESCO a commencé à être mise en œuvre, on a eu davantage de quantité de projets que de qualité. Nous devons maintenant nous concentrer plus sur la qualité et lorsqu'un projet n'avance pas, l'arrêter ou le fusionner avec un autre projet. (Mais) aussi interconnecter davantage les projets PESCO avec le fonds de défense et ce que nous faisons (par ailleurs). Et puis, il ne faut pas oublier que les premiers projets PESCO ont été lancés en 2017, alors que l'OTAN a une expérience de cinquante ans (en la matière).
Et, parmi les projets conduits par l'agence, il y a de réels succès comme le centre de formation multinational au pilotage d'hélicoptères à Sintra, au Portugal, qui est unique en son genre en Europe, (...) avec des formations sur simulateurs, de l'entraînement tactique, l'intégration du retour d'expérience de la guerre en Ukraine, etc.
Les priorités futures
Quelles sont les principales priorités du programme de travail de l'agence pour l'année prochaine ?
— La mise en œuvre du CDP [NDLR : plan de développement des capacités] ; la poursuite des travaux concernant l'innovation et la finalisation de la revue annuelle coordonnée de la défense [NDLR : conduite par l'agence avec les États membres] qui a le potentiel de générer de nouveaux projets. L'année prochaine sera aussi marquée par le 20e anniversaire de la création de l'EDA et nous allons fusionner cela avec une réflexion stratégique sur le rôle de l'agence dans le futur. Et, bien sûr, les acquisitions conjointes (qui) vont nous donner du travail dans les années qui viennent.
Justement, quelles sont les trois à cinq priorités majeures du nouveau plan de développement des capacités, nécessitant des résultats à court terme ?
— Là où nous devrions avoir des projets nouveaux rapidement c'est dans le soutien à la capacité de déploiement rapide (NDLR : prévue pour être pleinement opérationnelle en 2025). C'est une capacité conjointe de 5000 hommes déployables. C'est assez ambitieux et il faut en développer les capacités de soutien. Ensuite, il y a le développement des technologies de rupture, l'utilisation de l'intelligence artificielle par exemple dans le commandement de forces ou le soutien aux forces sur le terrain, par l'analyse de données. (...) Il y a aussi les lacunes dans la défense antimissile et antiaérienne à différents niveaux
Les ministres de la Défense ont approuvé, le 14 novembre, une déclaration sur l'accès des entreprises de défense aux financements. Cela peut-il vraiment influencer la Banque européenne d'investissement (BEI) et les banques privées qui rechignent à financer les industries du secteur de la défense ?
— C'est une déclaration forte. Nous travaillons depuis deux ans sur les critères ESG [NDLR : environnementaux, sociaux et de gouvernance] et les ministres de la Défense doivent maintenant aller chez leurs homologues des Finances pour les convaincre qu'ils doivent agir pour faire changer la BEI qui actuellement ne peut soutenir que les technologies ou projets à double usage. C'est une fois de plus entre les mains des États membres. Et la BEI est un élément ; le problème pour l'industrie, c'est que les banques agissent d'elles même (...) et affirment que leurs actionnaires n'aiment pas l'industrie de défense. J'espère que cette déclaration, parce qu'elle est argumentée, donnera un levier aux ministres de la Défense face aux institutions financières et à leurs homologues des Finances.
Une autre incitation à la coopération, souvent évoquée, est l'exemption de TVA, qui existe du côté de l'OTAN. Ne pourrait-on pas étendre davantage l'exemption dont bénéficie l'agence de défense ?
— C'est la NSPA, l'agence d'acquisition de l'OTAN, qui en dispose. Mais ce n'est pas automatique parce qu'elle doit être négociée avec les ministères nationaux des Finances concernés. Nous avons cette possibilité, fondée sur la valeur ajoutée de l'EDA et, dans le cadre clairement défini par l'UE, nous l'utilisons dans différents projets. Actuellement c'est le cas pour l'acquisition conjointe de munitions. Nous fournissons de l'analyse aux États membres et ensuite c'est aux États membres d'appliquer cette exemption. Mais il y a certains États membres ou ministres des Finances dans les États membres qui le refusent.
Le plan munitions
Dans les neuf contrats cadres d'acquisition de munitions, cette exonération de TVA fonctionne ?
— Dans le contexte des contrats cadres, nous considérons que c'est applicable. Si les achats se font sur étagère, ce n'est pas applicable. Mais (comme c'est) le cas (avec les contrats cadre), lorsque nous apportons de la valeur ajoutée en termes d'expertise, d'analyse et au travers d'un ensemble complexe de spécifications pour quatre systèmes d'artillerie différents, avec deux types de munitions complètes ou de leurs composants, ce qui fait au total 36 lots pour des contrats (...), cela constitue beaucoup de travail que nous avons réalisé pour les États membres et l'exemption de TVA est applicable.
Y-a-t-il quelque chose de plus que l'agence pourrait faire pour aider à atteindre la cible d'un million de munitions par an ?
— Nous avons fait beaucoup. Nous l'avons fait sans un seul expert supplémentaire. J'ai dû procéder à une réorganisation interne et demander au personnel de reporter leurs congés du mois d'août. Nous avons fait un travail fantastique en à peine six mois, avant la signature du premier contrat cadre. Dans des conditions normales, cela aurait pris au moins un an. (...) Sept États membres ont déjà passé des commandes et il va encore y avoir d'autres contrats cadres à l'avenir. Nous avons fait de notre mieux, mais nous restons une agence intergouvernementale et nous faisons ce que les États membres veulent que nous fassions et nous permettent de faire.
La coopération avec les USA et l'Ukraine
Comment fonctionne la coopération avec les États-Unis, dans le cadre de l'arrangement administratif ?
— J'ai signé l'arrangement administratif en mars avec le sous-secrétaire pour les acquisitions et le soutien, William LaPlante, et nous avons des échanges sur des sujets comme la sécurité de la chaîne d'approvisionnement, la politique industrielle, la directive REACH, la mobilité militaire et les normes.
C'est une coopération étroite ? Ils participent à de nombreuses réunions ?
— L'arrangement administratif définit précisément les domaines d'échange d'information, mais nous n'en sommes pas encore à la participation des États-Unis dans des projets concrets et le principal frein est évidemment ITAR et ses restrictions. Ce qui est connu par les deux parties. Nous avons des échanges intensifs et si les États membres venaient à l'accepter, nous pourrions alors aller plus loin dans la coopération. Mais ce n'est pas encore le cas.
Et avec l'Ukraine ?
— Cela dort actuellement. Cela n'a jamais été très intensif et, en ce moment, ils ont d'autres problèmes. Mais je pense qu'après la guerre cela sera revivifié. Nous avons eu des contacts avec les Ukrainiens qui montrent qu'il y a un intérêt de leur côté pour une implication plus grande de l'industrie ukrainienne.
(Propos recueillis par Olivier Jehin)
Entretien réalisé en face-à-face, en anglais, dans les locaux de l'agence européenne de défense, le 15 novembre 2023