B2 Pro Le quotidien de l'Europe géopolitique

Défense, diplomatie, crises, pouvoirs

(FMES)
'OuvertGolfe Moyen-OrientMissions Opérations

[Entretien] ASPIDES. Une opération purement défensive qui ne règle rien. Des enjeux géopolitiques oubliés (Pascal Ausseur, FMES)

(B2) Pour l'amiral Pascal Ausseur qui dirige la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques, l'opération maritime qu'ont lancée les Européens en mer Rouge et dans le détroit de Bab-el-Mandeb n'est pas tout à fait justifiée, ni au plan économique, ni au plan politique. Son positionnement, uniquement défensif, apparait même comme un aveu de faiblesse. Il nous explique son point de vue.

Cela fera deux mois bientôt (le 8 avril) que l'opération maritime de l'Union européenne, EUNAVFOR Aspides, a été portée sur les fonds baptismaux (lire : [Décryptage] L’opération EUNAVFOR Aspides officiellement établie v3). Avec un succès pour l'instant mitigé. Si quelques drones ou missiles ont bien été détruits, parfois de façon spectaculaire, les attaques Houthis ne semblent pas avoir baissé en intensité.

Vous êtes assez critiques sur cette opération maritime qui a la particularité de ne pas être offensive  ?

— C'est justement le problème d'Aspides. Une mission purement défensive ne règle rien. On protège de la grêle, un peu, en sachant qu'il y aura des grêlons qui passeront. Cela ne passe pas de message. Cela ne fait peur à personne et on ne dissuade donc personne. C'est finalement un signal de faiblesse. Dans un monde qui se durcit et où la faiblesse est perçue comme une vulnérabilité, cela montre plutôt les limites de l'action européenne. Et présente des risques. Si un bateau protégé est touché, ou pire, si un navire de guerre est atteint, ce qui n'est pas impossible, le signal de faiblesse sera clair. Et, aujourd'hui, malheur aux faibles, surtout s'ils sont occidentaux.

Être fort ce n'est pas automatiquement être gagnant...

— La faiblesse peut parfois être une arme, comme le montrent les Palestiniens. Mais pour un pays du Nord perçu comme riche et puissant, les morts et blessés sont une plaie béante dans laquelle s'engouffrent les attaques suivantes, comme les opérations au Sahel l'ont montré. Notre faiblesse ne suscite aucune compassion. Les petits Houthis face aux gros Européens, dans l'imaginaire global c'est David contre Goliath. C'est la difficulté du fort. Quand il entre dans le conflit, il doit se donner les moyens de gagner. Et, dans le cas d’Aspides où nous nous plaçons dans une posture de défense partielle, nous ne sommes pas en mesure de l'emporter.

Les frappes américaines en territoire houthi n'empêchent rien pourtant !

— Ces frappes au sol sont délibérément limitées. Elles neutralisent un radar, une rampe de missiles. Mais il y en a d'autres derrière. Les Américains le savent bien. Le but n'est pas d'éradiquer la menace mais d’envoyer avant tout un signal. Ce qu'on appelle un signalement stratégique : il faut compter avec nous, n'allez pas trop loin. Les Américains savent très bien que pour annihiler cette menace, il faudrait détruire les soutiens, les appuis logistiques iraniens à l’arrière. Au début du XIXe siècle quand les Barbaresques menaçaient la navigation en Méditerranée, les Américains ont débarqué en Algérie, détruisant tous les camps de base (NB : en 1815, la seconde guerre barbaresque). Ils n'ont plus jamais été inquiétés. S'ils voulaient réduire totalement la menace houthie, ils débarqueraient et briseraient les flux logistiques.

Pourquoi ne le font-ils pas ?

— Cela représenterait un coût militaire et surtout politique trop important. Les Américains ont tiré les leçons de l'Afghanistan et de l'Iraq. Ils font le travail a minima. Ils ne cherchent pas à aller trop loin, quitte à ne pas régler le problème. Au-delà des Houthis, ils souhaitent passer un message dissuasif à Téhéran. Ces messages politiques par frappes interposées sont classiques au Moyen-Orient. Les Américains, les Iraniens, les Israéliens (NB : au Liban ou en Syrie) pratiquent ces frappes de signalement. Mais l'Union européenne n’est pas, intellectuellement et politiquement, prête à pratiquer ce type de mesures.

En quoi est-ce un problème ?

— Dans ce monde de brutes, si on n'apprend pas la bonne grammaire et si on n'utilise pas les codes en vigueur, on devient un peu le dindon de la farce. Les Européens prennent des risques militaires, et supportent les coûts (humains et financiers). Ils sortent le chéquier. Mais, en l’absence d’une réelle politique qui impliquerait de faire des choix et de prendre des risques, personne n'écoute l’Union Européenne et tout le monde la méprise.

L'aspect défensif a au moins un avantage, faciliter la reprise du trafic maritime, non ?

— Il n'y a, à mon avis, pas vraiment de crise. Le trafic maritime s'est immédiatement adapté. Les compagnies ont reconfiguré leurs routes en contournant l'Afrique, par le Sud. Passés les premiers jours de flottement, tout s'est réorganisé. Cela tombait bien en fait. Il y avait conjoncturellement une surcapacité de navires inemployés ou sous-employés, qui datait de l'avant-Covid. Les navires, restés à quai, ont tout simplement repris la mer. La situation actuelle permet en fait une optimisation de la flotte. Cela illustre la flexibilité et la souplesse du trafic maritime. Au passage, cela démontre combien mettre en place un blocus maritime est très complexe. Une leçon que tous les marins connaissent.

Le coût du transport augmente cependant pour le client final. Il pose souci aux industriels. Cela compte aussi...

— Il faut prendre en compte tous les éléments. D'un côté, faire le tour par le Cap oblige à des jours de navigation en plus. Mais de l'autre, vous ne payez ni le péage du canal de Suez (NB : calculé pour être inférieur au coût mais qui reste assez cher), ni la surprime d'assurance du transit en zone de guerre. Il y a donc un surcoût, mais qui n'est pas démesuré. Honnêtement, il n'y a pas eu de pénurie ni d'impact majeur sur le niveau de vie ou sur l'économie mondiale globalement.

Des ports, des pays européens subissent pourtant de plein fouet cette crise ?

— Il y a quelques impacts localisés, il ne faut pas le nier. Les plus touchés, en fait, ce sont ceux qui sont visés a priori, qui vivent par le trafic maritime en mer Rouge et le canal de Suez, soit car ils sont exportateurs (l'Arabie Saoudite avec Djeddah) ou en assurent le trafic (Égypte), soit car cela rajoute un coût de transit important (Turquie, Russie, Ukraine). Pour les Européens du sud méditerranéen, tels Le Pirée (Grèce), Gênes (Italie), voire Marseille (France), c'est une mauvaise nouvelle en effet. Mais globalement, il n'y a pas de risque d'approvisionnement logistique. Le trafic se réorganise sur les ports de Rotterdam et Anvers, grands bénéficiaires de cette nouvelle route.

L'opération n'est donc pas justifiée selon vous ?

— Il faut se poser plusieurs questions. Sur le plan économique, vu de l’UE, cette opération ne s’imposait pas. Les Européens font ici le sale boulot et prennent des risques militaires (si une frégate est touchée) et politiques (si les attaquent continuent), alors que les principaux concernés (Égypte, Turquie, Arabie Saoudite, ou même la Chine) sont absents voire critiques. Sur le plan des principes, c'est un autre sujet. Effectivement, la liberté de navigation est menacée. Mais il faudrait alors se donner les moyens de supprimer réellement cette menace. Si des forces aéronavales sont déployées et que la liberté des mers n'est pas rétablie, nous perdons sur les deux tableaux, des principes et de la crédibilité. On pourrait aussi reprocher aux Européens de ne pas être intervenus pour faire respecter la liberté de navigation face à des puissances plus fortes : en mer Noire avant la guerre ou en mer de Chine. Enfin, ces opérations en mer Rouge sont conduites par les occidentaux, ce qui renforce la perception que le droit international maritime est un instrument à leur profit.

Aux plans politique et militaire, l'Europe fait-elle une démonstration de sa capacité à agir ?

— Je n’en suis pas si sûr. Nous ne sommes plus dans une telle position de supériorité qu'il est possible de s'engager où on veut, quand on veut, sans compter. Notre crédit politique n'est plus si fort. Et au plan militaire, nos marines ont des moyens limités. Il faut donc soigneusement choisir nos actions et nos cibles. L'opération Aspides impose de déployer pour une durée indéterminée (les Houthis ont indiqué vouloir s'en prendre au trafic maritime tant que la guerre continuera à Gaza) des navires « de premier rang », pour remplir une mission de sécurisation qu’ils ne sont pas en mesure de réaliser totalement. Alors que ces moyens pourraient être plus utiles ailleurs en cas de dégradation de la situation internationale. La vraie question est, donc de savoir si les Européens ont la nécessité de se mettre ainsi en première ligne.

Les Houthis semblent avoir ajusté leur tir, ces derniers temps, avec plus de réussite...

— Ils avaient l'habitude de tirs en zone terrestre plus simples (à opérer) qu’en zone maritime. Mais, avec la pratique, ils améliorent leurs processus et leur fiabilité. Ils reçoivent également une aide logistique, en matériel, en missiles, en renseignement de l'Iran. Si on coupait le soutien iranien, il y aurait moins de tirs.

Serait-il possible de couper ce flux logistique en mettant en place une sorte d'embargo maritime ?

— Il est toujours possible de mener une opération d'embargo sur les armes. Mais il faut un dispositif très resserré. Un embargo maritime n'est jamais aussi simple qu’on le croit. Regardez ce qui se passe au large de la Libye. Mais, surtout, ce serait s’opposer frontalement aux Iraniens. Avec un risque d'escalade important. Or, pour l'instant, cela ne semble être l'intention de personne : ni des Européens, ni des Américains, ni des Iraniens d'ailleurs.

Que cherchent vraiment les Houthis ? Venir en aide à leurs alliés du Hamas à Gaza ou autre chose ?

— Ces actions militaires ne visent pas à gagner la guerre (NB : à Gaza), mais à passer un signal politique. Il ne faut pas oublier que l'action des Houthis est d'abord nationale. Ce n'est pas un mouvement à visée mondiale. Ils veulent se positionner au Yémen comme les défenseurs des musulmans, le parti qui gagne le cœur et les esprits de ses concitoyens. Ils adressent au passage un message à l'Arabie saoudite (NB : qui soutient le gouvernement yéménite opposé aux Houthis et s'est rapprochée récemment d'Israël). Un message du type : « ceux qui soutiennent mes adversaires pour la prise du leadership au Yémen sont vendus aux israéliens » et « il faut compter avec moi » dans l'avenir.

Finalement, cette opération pourrait donc donner du crédit aux Houthis ?

— Exactement. Les Houthis gagnent dans la région en crédibilité et en opérationnalité, et cela pourrait donner des idées à d'autres acteurs. Face à l’ensauvagement du monde que nous ne maîtrisons plus, il faut apprendre à identifier nos enjeux vitaux et, lorsqu’ils sont en jeu, à agir avec force et résolution pour vaincre. Nous ne pouvons plus intervenir à la légère, sinon nous risquons de nous épuiser et même d’échouer et donc de nous décrédibiliser.

Que faire alors ?

— Changer de logiciel, de modus operandi. Il faut accepter d’apprendre – sans perdre notre âme – le langage de la force, pour comprendre et être compris, et d'utiliser le signalement stratégique pour dissuader et gagner la guerre sans avoir à la mener, en particulier en mer où les tensions croissent entre puissances.

(propos recueillis par Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi :


Quelques éléments de biographie de Pascal Ausseur

Chef de la cellule "Monde occidental et Asie" au cabinet du ministre de la Défense (Hervé Morin) de 2007 à 2010, Pascal Ausseur a été ensuite chef de la division "organisations internationales" à l'état-major des armées de 2010 - 2012 à un moment clé (l'opération Harmattan en Libye), et sous-directeur Asie-Pacifique à la DGA (la direction générale de l'armement) de 2012 à 2014, avant de devenir chef du cabinet militaire du ministre de la Défense (Jean-Yves Le Drian) entre 2014 à 2015, puis préfet maritime de la Manche et Mer du Nord jusqu'en 2018.

Il a eu une carrière opérationnelle dans les forces de surface, plus particulièrement au sein du groupe aéronaval. Spécialiste de la lutte au-dessus de la surface et de la Défense aérienne, il a commandé à la mer à trois reprises notamment la frégate de défense aérienne Jean Bart. Il a également assuré le commandement du bâtiment-école Jaguar, et de l'aviso de lutte anti-sous-marine Commandant l'Herminier. Il a participé à de nombreuses missions opérationnelles en Méditerranée, dans le golfe de Guinée, le golfe arabo-persique et l’océan Indien.

Il a terminé sa carrière militaire au grade de vice-amiral d'escadre, avant de prendre la direction générale de la Fondation méditerranéenne d'études stratégiques. Basé à Toulon, cet institut est un organisme d’étude, de recherche et de formation, expert des enjeux de l’espace euro-méditerranéen, du Moyen-Orient et de l’Afrique, ainsi que des enjeux maritimes globaux.

Entretien de visu, complété le 6 mars par téléphone

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.