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[Entretien] Aspides manque de navires. Pour être efficace, il en faudrait dix (Vasileios Gryparis)

(B2) Le contre-amiral Vasileios Gryparis, commandant de l'opération dans la région de la mer Rouge, a présenté, mercredi 19 juin, aux ambassadeurs du COPS, la première révision du plan d'opérations (Oplan) d'Aspides, quatre mois après son lancement. B2 l'a rencontré dans la foulée pour faire le point sur cette opération de sécurité maritime.

Né en 1966 en Allemagne, l'amiral Vasileios Gryparis est diplômé de l'académie navale grecque en 1989. Il a notamment participé à l'opération UNIFIL des Nations unies, au Liban, et à deux reprises à l'opération Active Endeavour de l'OTAN. Il a été nommé commandant de l'opération EUNAVFOR Aspides le 8 février 2024 (lire : [Portrait] Les trois commandants de EUNAVFOR Aspides et Fiche-Mémo).

Où en est Aspides ?

— L'objectif de l'opération est d'assurer la sécurité du transport maritime dans la région, principalement le détroit de Bab-el-Mandeb, [...] et progressivement, nous avons commencé à assurer une protection rapprochée de navires marchands qui transitent par la mer Rouge. [...] En dépit des attaques, les navires auxquels nous avons fourni cette protection, à ce stade 164 navires, sont passés en toute sécurité. Dans un seul cas, une attaque par un drone aérien s'est soldé par des dommages mineurs, mais le navire a pu poursuivre sa route sans encombre. [...] Mais nous n'avons pas le nombre de moyens nécessaires pour offrir une protection rapprochée à tous les navires qui le demandent...

Justement, quels sont les moyens dont vous disposez actuellement ?

— L'une des difficultés est la rotation fréquente des moyens mis à la disposition de l'opération par les États membres. Une autre qu'ils ne sont pas toujours mis à disposition de l'opération de façon continue. Actuellement et jusqu'au 24 juin, nous disposons de trois frégates - la belge Louise-Marie, la française Forbin et l'italienne (Virginio) Fasan - ainsi que du navire auxiliaire (néerlandais) Karel Doorman, sur lequel se trouve le commandant de force (depuis le 15 juin, NDLR), le contre-amiral George Pastoor. Il offre des capacités complémentaires très utiles : ravitaillement en mer et un centre médico-chirurgical de type rôle 2, déjà testé avant même le début de l'opération (1). [...] La Louise-Marie vient de rejoindre Aspides, le 18 juin, après avoir participé à l'opération Agenor (2), mais va la quitter le 24 juin.

Disposez-vous d'autres plateformes, notamment pour la surveillance aérienne ?

— Non, à ce stade uniquement de navires, et d'un ou deux hélicoptères embarqués. Ces hélicoptères n'ont pas de rayon d'action significatif, mais contribuent à la sécurité des frégates et à la reconnaissance. Mais nous n'avons pas de plateformes qui permettrait d'assurer la surveillance aérienne de l'ensemble de la zone d'opération, qui inclut la mer Rouge, la mer Arabe, la mer d'Oman, le détroit d'Ormuz, le golfe Arabe et le nord-ouest de l'océan Indien. Traverser cette zone d'un bout à l'autre prend environ 10 jours. [...] Cela correspond à deux fois la superficie des 27 États membres de l'UE. [...] Aussi, pour être efficace, devons-nous nous concentrer sur l'aire à haut risque que constitue le détroit de Bab-el-Mandeb où la majorité des attaques ont lieu.

Avec les frégates dont vous disposez, combien de navires pouvez-vous escorter à la fois ?

— Le nombre dépend d'abord de l'évaluation des risques encourus par les navires marchands, parce qu'il y a des navires qui ont déjà été attaqués ou ont été déclarés comme des cibles potentielles par les Houthis et sont dès lors à plus haut risque. Nous essayons de synchroniser les demandes de protection sur la base de cette évaluation. Ensuite, tous les navires (participant à l'opération) ne disposent pas des mêmes capacités de défense antiaérienne. [...] Le Forbin [NB : une frégate française de défense aérienne], par exemple, dispose de plus de capacités que le Louise-Marie [NB: la frégate belge] et peut dès lors éventuellement offrir une protection à plus d'un navire marchand.

Comment s'organisent ces escortes ?

— Ce qu'il faut comprendre c'est que nous répondons à un public, à un besoin de sécurité exprimé par les navires, les armateurs et les compagnies marchandes. Avec un point d'entrée unique pour les demandes : le centre de sécurité maritime pour la Corne de l'Afrique (MSCHOA), qui est à Brest. [...] Les compagnies maritimes contactent le centre pour l'informer de leur intention de traverser cette zone et, si elles l'estiment nécessaire, elles peuvent aussi demander une protection rapprochée. Ensuite, sur la base de ces demandes et de nos capacités nous établissons une planification [...] et selon les circonstances, nous organisons des convois de deux, trois ou quatre navires, en tenant compte aussi du niveau de risque et des caractéristiques des navires qui demandent cette protection.

Avez-vous noté des inflexions dans les attaques des Houthis ?

— Une des différences apparues dans les derniers semaines est que les Houthis ont commencé à cibler tous les navires appartenant à une même compagnie dès qu'un navire de cette compagnie est entré dans un port israélien.

Comment font-ils pour disposer de ces informations ?

— Très simplement, via Internet. Beaucoup d'informations sont accessibles en ligne. Ils ont aussi accès à, disons, des connexions avec des acteurs gouvernementaux qui partagent leurs vues. Et tout cela leur permet d'accéder facilement à des informations sur les ports de provenance, de destination, sur les propriétaires des navires, les bénéficiaires ou encore sur ce que transportent les navires. [...] Et ainsi ils étendent l'éventail des cibles et, désormais, ciblent tous les navires d'une même compagnie.

Ils ciblent davantage de navires, mais n'ont-ils pas aussi modifier leurs modes d'action ?

— Ils font des progrès dans le ciblage, notamment en utilisant les signaux électroniques émis par les capteurs présents sur les navires. Et les armateurs ont de ce fait une responsabilité, parce que généralement ils ne prennent pas le soin de déconnecter ces capteurs pour réduire les risques. Même si nous fournissons des recommandations aux armateurs pour atténuer de façon significative les risques [...] en privant les Houthis d'accès aux données cruciales de positionnement des navires.

Ensuite, ils disposent de moyens importants, en termes de drones aériens, et développent leur connaissance de la situation. [...] Ils peuvent aussi cibler un navire de différents côtés, combiner les moyens d'action, avec des missiles, des missiles antibalistiques, des drones aériens et des drones de surface. Par exemple, ils ont attaqué le Tutor (3), avec un drone de surface, puis avec deux ou trois missiles balistiques antinavires.

Sont-ils aussi susceptibles d'acquérir une capacité d'utilisation d'essaim de drones ?

— Le plus dangereux reste les missiles balistiques antinavires. Ils sont plus difficiles à mettre en œuvre, mais ils emportent des charges explosives plus importantes et sont plus véloces. Concernant les essaims, on parle de saturation. Ils ont déjà utilisé cette tactique, principalement contre des navires US. À ce stade, ils n'ont jamais directement ciblé des navires militaires de l'Union européenne. Mais, dans le cadre de la protection rapprochée des navires que nous escortons, nous avons déjà abattu 14 drones aériens et détruit un drone de surface et quatre missiles balistiques antinavires.

Compte tenu du prix d'un missile de type Aster, une augmentation du nombre de drones poserait aussi un problème de coûts...

— C'est vrai. Mais le coût de l'inaction est plus grand. A l'heure actuelle les coûts sont à la charge des nations qui participent à l'opération. [...] C'est donc aux États membres de prendre ces décisions. Certains ont des marines, d'autres pas. Mais tout le monde doit comprendre que nos navires ont déjà parcouru l'équivalent de deux fois la circonférence de l'équateur. Et lorsqu'ils assurent la protection rapprochée, nos équipages sont en alerte de haut niveau 24h/24.

Vous disiez il y a un instant que la Louise-Marie quittera la zone le 24 juin. Il vous restera donc deux frégates... Ou moins ?

— En principe, deux. Mais l'opération pourrait être rejointe dans cette période par une frégate venant de Grèce.

Ce qui fera à nouveau trois. Puis en août...

— En août, la frégate (allemande) Hambourg doit rejoindre l'opération. Mais début août, le Karel Doorman aura quitté la zone. Ainsi que le commandant de force. J'ai donc aussi besoin d'un (nouveau) commandant. Et c'est ma responsabilité de le trouver et aussi de synchroniser tous ces mouvements.

De combien de plateformes auriez-vous besoin pour que l'opération soit pleinement efficace ?

— Tout dépend évidemment des capacités des navires en question. Mais, d'un point de vue général, j'aurais besoin de dix plateformes, incluant des frégates et deux navires de soutien, avec des hélicoptères, quatre aéronefs et quatre à six drones aériens, pour synchroniser des moyens dans tous les domaines et identifier les menaces en amont. Tout cela a été expliqué aux États membres dans le cadre du processus de génération de force. Mais nous n'avons pas reçu les moyens que j'attendais.

Ce serait la première fois qu'autant de moyens seraient déployés...

— C'est la première opération de l'Union européenne de nature cinétique. Elle ne peut être comparée ni à Irini [en Méditerranée centrale] ni à Atalanta [dans l'océan Indien]. Mais elle donne aussi la possibilité aux marines européennes d'entraîner leurs personnels dans des conditions réelles et de les préparer à combattre. Nous opérons dans des conditions difficiles [...] pour assurer la liberté de navigation et permettre le commerce international, tout en respectant le droit international. L'Union européenne a choisi de respecter pleinement ce droit, en se mettant dans une posture défensive. Ce qui nous place dans le plus mauvais scénario, le plus difficile.

Pourquoi le plus difficile des scénarios ?

— Selon la plupart des doctrines militaires, on doit toujours avoir l'initiative. Or, ce n'est pas notre cas. Ce sont les Houthis qui ont l'initiative et nous sommes constamment en défense. Et nous ne pouvons que défendre contre une attaque directe, n'utiliser qu'une force nécessaire et proportionnée, et nous ne sommes autoriser à le faire que dans l'espace aérien et maritime international. Nous ne sommes pas autorisés à frapper une cible à terre.

Dans la région, il y a au moins quatre opérations : Aspides, Atalanta, Agenor, et l'opération américano-britannique... N'est-ce pas trop ?

— D'abord Atalanta a un mandat complètement différent couvrant la piraterie et la lutte contre des trafics illégaux. Nos zones d'opérations se recouvrent en partie, mais nous ne faisons pas la même chose. C'est une opération de faible intensité et nous opérons en haute intensité. Agenor a une zone d'opérations plus proche du détroit d'Ormuz et même si ce détroit est aussi dans ma zone d'opérations, je ne dispose pas du nombre de plateformes pour y être. Là encore je suis tributaire des moyens que me fournissent les États membres...

... Mais cette configuration n'est-elle pas trop complexe ?

— Pour qui ? Quand vous êtes dans une zone contestée, vous devez communiquer avec les autres acteurs opérant dans la zone. Et c'est ce que je fais. Déjà pour éviter les tirs fratricides. Et deuxièmement pour économiser les armes. Si je sais qu'une cible est visée par une autre force, j'évite de la cibler pour économiser des munitions. Dans cette mesure, il existe une coordination entre les forces. Même s'il reste important pour nous de ne pas être alignés sur les actions américano-britanniques [NDLR : qui sont plus offensives et peuvent viser les installations houthies sur terre]. Nous avons un mandat uniquement défensif et nous sommes les seuls à fournir une protection rapprochée. Nous faisons les choses les plus difficiles dans les plus mauvaises conditions. Jusqu'à présent, nous y parvenons. Mais nous avons néanmoins besoin d'un soutien supplémentaire des États membres.

Et il n'y aurait donc, si je comprends bien, aucune logique à fusionner par exemple Aspides et Agenor ?

— C'est une bonne question, mais ce n'est pas à moi d'y répondre parce que c'est une décision qui relève du Conseil. [...] Atalanta est en place depuis 2008, mais les États membres ont décidé de lancer une nouvelle opération.

 C'est un choix politique. Mais serait-ce utile d'un point de vue opérationnel ?

— Cela le serait s'ils avaient des plateformes. De combien de plateformes dispose Agenor ? Si l'addition des moyens n'entraîne pas de renforcement, à quoi bon ? Le problème reste la volonté des États membres de contribuer avec des nombres réalistes. J'ai présenté aujourd'hui la première révision de l'OPlan [plan d'opération] après quatre mois d'opérations, avec des propositions raisonnables. Maintenant c'est à eux de décider de l'avenir.

(Propos recueillis par Olivier Jehin)

Entretien réalisé en face à face, en anglais, le 19 juin à Bruxelles.

  1. Deux jours avant de rejoindre l'opération Aspides, le Karel Doorman a accueilli, le 13 juin, à son bord un marin népalais, blessé dans un incendie qui s'est déclaré sur son navire marchand, touché par deux missiles tirés par les Houthis. Après avoir reçu des premiers soins à bord, le blessé a été transféré vers un hôpital à Djibouti, où a également eu lieu, le 15 juin, la passation de commandement entre le contre-amiral italien Stefano Constantino et son homologue néerlandais.
  2. AGENOR  ou EMASoH (European-led maritime awareness in the straight of Hormuz) est une opération lancée en 2020, à l'initiative de la France, avec la participation de sept autres États de l'UE (Allemagne, Belgique, Danemark, Grèce, Italie, Pays-Bas et Portugal) auxquels s'ajoute la Norvège.
  3. Le vraquier Tutor, propriété d'une compagnie grecque et battant pavillon libérien, avec à son bord un équipage philippin, a été attaqué le 12 juin et a coulé le 18 juin, veille de l'entretien. L'attaque a fait un mort.

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