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La plupart des pays occidentaux boycottent le forum des investissements prévu à Ryad (crédit : FII)
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Affaire Jamal Khashoggi : les Européens suspendent les visites ministérielles en Arabie saoudite

(B2) Le probable assassinat du journaliste dissident Jamal Khashoggi par des émissaires saoudiens dans les locaux même du consulat saoudien à Istanbul (Turquie) sème plus qu'un trouble parmi les Européens. Après avoir un peu été mesurée dans sa réaction, l'Union européenne et ses États membres ont décidé d'agir

La plupart des pays occidentaux boycottent le forum des investissements prévu à Ryad (crédit : FII)

Le journaliste n'est plus réapparu depuis son entrée le 2 octobre dans le consulat saoudien à Istanbul afin de chercher des documents pour se marier. Selon les informations aux mains des Turcs, rapportées par le quotidien Yeni Safak, le dissident aurait été torturé, ses doigts coupés, alors qu'il était vivant, puis décapité lors d'une intervention à l'intérieur même du consulat par une équipe d'agents saoudiens venue spécialement de Ryad.

Une inquiétude grandissante

Le manque d'explication très claire des Saoudiens, alors que les informations détenues par les Turcs pointaient clairement le doigt sur une action préméditée des services saoudiens, a fait monter d'un cran l'inquiétude dans les rangs européens. Au dernier conseil des Affaires étrangères, lundi (15 octobre), à Luxembourg, plusieurs ministres n'avaient pas caché leur désarroi. « Je ne peux imaginer que l'UE reste silencieuse sur cet étrange cas. J'espère une enquête », indiquait le ministre slovaque Miroslav Lajcak. « L’Union européenne attend de la part des autorités saoudiennes une enquête approfondie en coopération avec les autorités turques, conformément à ce que nos principaux partenaires ont exprimé à Washington », avait assuré la Haute représentante de l'Union, Federica Mogherini. « Nous espérons donc qu'il y aura de la transparence et une clarté totale sur ce qui s'est passé. »

Les ministres des Affaires étrangères du G7 (Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Royaume-Uni et Etats-Unis) ont entonné une ritournelle identique, dans une déclaration publiée mardi (16 octobre), demandant « une enquête approfondie, crédible, transparente et rapide ».

Une initiative concertée

Au Conseil européen, ce jeudi (18 octobre), plusieurs dirigeants sont venus au soutien de cette position. C'est le Premier ministre néerlandais qui a, en premier lieu, porté le fer. « C'est un cas terrible, un dossier épouvantable. [...] J'ai indiqué que je suis très préoccupé par la question », a souligné Mark Rutte après la réunion face à la presse. Il a été soutenu par le président français Emmanuel Macron, particulièrement clair sur la question : « Les faits connus sur Jamal sont extrêmement graves et préoccupants, nous attendons que toute la lumière soit faite ».

Le boycott du forum de Ryad sur les investissements économiques

Les principaux pays concernés ont ajouté une première mesure concrète à ce qui était jusqu'à présent seulement une expression orale. D'une manière « concertée », Néerlandais, Français et Britanniques ont décidé de « surseoir à certaines visites politiques », comme l'a indiqué Emmanuel Macron. Ainsi, la visite prévue de Bruno Le Maire (le ministre français de l'Économie) à Ryad est annulée. Idem pour le ministre néerlandais des Finances, Wopke Hoekstra et le ministre britannique Liam Fox (Commerce international) qui devaient, eux aussi, participer au forum des investissements (Future Investment Initiative) organisé dans la capitale saoudienne.

Une suspension due à l'absence de clarification de Ryad

C'est ainsi un véritable boycott de cette réunion, qualifiée un temps de 'Davos du désert', qui s'organise. Une suspension qui « s'imposait à court terme, compte tenu des faits (graves) et du manque de clarification sur les évènements », a justifié Emmanuel Macron. « L’Arabie saoudite n’a encore apporté aucune clarification », a renchéri Mark Rutte. L'ouverture d'une mission commerciale néerlandaise dans le pays en décembre a été « gelée ». NB : le secrétaire US au Commerce Steven Mnuchin boycottera également le forum.

Trop tôt pour d'autres mesures

Le Premier ministre néerlandais n'a pas voulu spéculer sur d'autres mesures de sanctions ou de suivi de la situation. « Nous attendons les résultats de l'enquête », a-t-il juste lâché. Interrogé par B2, il y a quelques jours, la porte-parole de Federica Mogherini n'avait pas voulu non plus voulu « spéculer » sur le sujet. Mais « il est très clair que le cas est très préoccupant, c'est pour cela que l'on veut de la clarté sur le cas » avant toute décision.

L'exportation des armes vers l'Arabie saoudite : un point sensible

Quant à la question des exportations d'armes vers Ryad, elle reste plus que jamais posée. Personne ne veut évoquer, du moins officiellement, l'idée de sanctions. Pour les Néerlandais, la ligne à suivre est pourtant claire : « Les Pays-Bas appliquent une politique restrictive en matière de vente d'armes à l'Arabie saoudite ». Et Mark Rutte d'appeler les autres pays européens « à faire de même ».

Un bouleversement à attendre au Moyen Orient

Selon certains diplomates européens, cette affaire pourrait avoir de sérieuses conséquences au Moyen-Orient. Pour les adversaires de l'Arabie saoudite dans la région, l'Iran notamment, comme le frère ennemi du Qatar, c'est du pain béni. Mais pour les Européens aussi, c'est un possible « bouleversement » qui s'annonce. L'Union européenne misait en effet sur l'Arabie saoudite dans plusieurs dossiers, que ce soit pour parvenir à une solution politique dans la Syrie de l'après-guerre (phase de reconstruction) ou pour l'aide au G5 Sahel (Ryad avait promis 100 millions $). Cette affaire risque d'être une épine dans le pied pour Ryad pour quelques mois au minimum. A l'inverse, la Turquie, considérée avec méfiance depuis le coup d'État raté et la tournure autocrate de Recep Tayyip Erdoğan, retrouve un certain lustre auprès des occidentaux.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Mis à jour : avec les absences du Forum des investissements de Ryad des britanniques et américains

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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