[Analyse] Négociations Ukraine – Russie – USA. Pourquoi les Européens sont sur la touche ?
(B2) La mise de côté est le résultat d'une stratégie que semblent partager Poutine et Trump, animés d'une même volonté : affaiblir les Européens. Mais c'est aussi la conséquence d'un éloignement de la réalité géopolitique. Les cinq erreurs des Européens détaillées.
Le président américain a annoncé une première réunion de négociation, vendredi 14 février, avec des représentants de la Russie et de l'Ukraine en marge de la conférence de Munich sur la sécurité.
La négociation s'accélère
Des protagonistes prêts à négocier sous pression
Ces derniers jours, les deux dirigeants, russe et ukrainien, se sont dits publiquement prêts à négocier, sous l'égide américaine. Poutine affirme ainsi, le 28 janvier dans une interview télévisée, sa volonté de négocier pour mettre fin au conflit, mais il pose une condition : ne pas parler avec Zelensky directement. Le président ukrainien répond, le 4 février, être disposé, lui, à des négociations directes avec Poutine avec un objectif : « apporter la paix aux citoyens de l'Ukraine et ne plus perdre des gens ».
Trump en médiateur d'un cessez-le-feu
Tout récemment, le président Donald Trump, tient, mercredi 12 février, une « longue et très productive » conversation téléphonique, avec son homologue russe convenant de demander à « leurs équipes » (1) d'entamer « immédiatement des négociations » (message). Dans la foulée, il prend son téléphone pour informer le président Zelensky du résultat de la conversation (message). Avant de laisser le soin aux réseaux sociaux de répandre la nouvelle au reste du monde : Européens compris.
Première rencontre à Munich
Peu après il précise le premier cadre de cette négociation : à Munich, vendredi : « la Russie sera présente aux côtés de nos gars. L'Ukraine est également invitée, mais je ne sais pas exactement qui sera présent. » Et d'ajouter « quel que soit le pays, mais il y aura des personnalités de haut rang de Russie, d'Ukraine et des Etats-Unis ».
L'épuisement de la guerre
Trump ou pas Trump, trois ans après le déclenchement de l'offensive russe massive contre l'Ukraine, les deux protagonistes semblent aujourd'hui épuisés par cette guerre. On dépasse le million de militaires hors de combat (décédés, disparus, blessés graves) (2). Et aucun des deux dirigeants — Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky — ne veut déclencher de mobilisation générale, par crainte d'une réaction de leurs populations et... pour préserver l'avenir (dans des pays à la démographie en berne). Un tel rythme de pertes est donc insoutenable, surtout pour Kiev. La négociation n'est ainsi plus un choix mais presque une obligation.
Une guerre sans vainqueur ni vaincu
Si la Russie a échoué dans son offensive du premier jour visant à s'emparer de Kiev et remplacer le pouvoir ukrainien par un régime plus russophile, les Ukrainiens ont échoué à reconquérir les territoires perdus et semblent incapables de le faire à brève échéance. La Russie occupe aujourd'hui près de 20% du territoire ukrainien (3). Mais l'Ukraine a acquis une velléité d'indépendance et une ferveur nationale inégalées. Aucun des buts de guerre n'est atteint. Mais la fixation d'une ligne de démarcation, avec de possibles échanges de territoires sera une question cruciale de la négociation, comme celle de l'organisation des élections.
Les cinq erreurs ou errements des Européens
Placés devant le fait accompli, ne pouvant imposer leurs idées, les Européens semblent ainsi condamnés à devoir juste appliquer celles des autres. Comment en est-on arrivés là ?
Première erreur, stratégique : l'oubli de la paix
Très engagés militairement aux côtés de l'Ukraine (comme jamais ils ne l'ont été aux côtés d'un pays tiers), l'Union européenne et ses dirigeants ont délaissé le rôle traditionnel qu'ils avaient jusqu'ici tenu : celui de médiateur, d'intercesseur. Les outils traditionnels de négociation ont été laissés de côté. Aucun envoyé ou représentant spécial n'a été nommé, aucune équipe de négociateurs, aucune mise en place d'une trilatérale.
Quelques initiatives individuelles ont bien été tentées. L'Autrichien Karl Nehammer ou le Français Emmanuel Macron au début de la guerre (en 2022), le Hongrois Viktor Orban ensuite (en 2024) s'y sont frottés. Mais elles ont été trop désordonnées, voire méprisées ou contestées (dans le cas de Orban) par les Européens eux-mêmes.
Ayant choisi le camp de la guerre à outrance, les 27 ont oublié un principe de base : après la guerre, vient la paix. Résultat : alors que le pouvoir a changé aux USA et que le concept de négociation est aujourd'hui sur la table, les Européens sont nus.
Deuxième erreur, tactique : la cécité face aux buts de guerre russes
Le Kremlin n'a jamais fait mystère de ses objectifs. Premièrement, faire basculer le pouvoir ukrainien. À défaut d'avoir pu installer un régime "ami" à Kiev, le Kremlin entend évincer Zelensky de la présidence. L'organisation d'élections générales sera un point-clé de la future négociation.
Deuxièmement, neutraliser l'Ukraine. La Russie ne veut pas voir l'OTAN à ses portes. Les idées portées par certains Européens (Baltes, Nordiques, Français, notamment) d'une adhésion ou d'une promesse d'adhésion de l'Ukraine à l'Alliance atlantique sont donc des leurres (4).
Troisième objectif russe : disposer de nouvelles ressources. En s'emparant de l'Ukraine "noire" (les minerais, surtout présents dans l'Est) et d'une partie de l'Ukraine "bleue" (les côtes et leurs possibles richesses sous-marines), les Russes se ménagent une source de croissance pour le futur. En posant la question des terres rares, Donald Trump a osé ce que les Européens n'ont pas osé faire franchement. Et les trois années de conflit n'ont pas effacé les buts de guerre russe. Au contraire !
Troisième erreur, idéologique : le masque de la réalité
De façon sempiternelle, les Européens ont martelé quelques leitmotivs : l'isolement mondial de la Russie, son économie à genoux, l'effet massif des sanctions, etc. Un discours tellement répété, que les dirigeants européens ont fini par y croire. Une vraie bulle idéologique ! De même qu'ils n'ont pas voulu croire réellement au retour au pouvoir d'un Donald Trump, plus dur que jamais.
La nomination de l'Estonienne Kaja Kallas au poste de Haute représentante est symptomatique de cet aveuglement. Partisane de la défense de l'Ukraine depuis le premier jour, incapable de comprendre le monde sans y voir la main russe et d'envisager une once de négociation avec le Kremlin, elle efface d'un trait la diplomatie européenne de la scène mondiale (5).
Quatrième erreur, politique : l'impréparation européenne face à une défaillance américaine
Le slogan "soutenir l'Ukraine aussi longtemps que nécessaire" se révèle au final creux. Les Européens n'ont pas, en fait, les moyens de relayer une défaillance américaine dans le soutien militaire, en qualité comme en quantité (lire : [Analyse] Les Européens peuvent-ils aider l’Ukraine, en solo ?). Et ils n'ont pas réussi, malgré la terminologie ronflante d'économie de guerre, à franchir un pas décisif dans leur organisation de défense (lire : [Analyse] Défense commune européenne. Le (grand) raté de l’Ukraine).
Quant aux garanties de sécurité apportées, à grand renfort de traités signés, elles semblent très insuffisantes. Le président ukrainien l'a dit crûment, dans une interview au Guardian le 11 février : « Certaines voix disent que l’Europe pourrait offrir des garanties de sécurité sans les Américains, et je dis toujours non ». Et d'ajouter : « Les garanties de sécurité sans l’Amérique ne sont pas de véritables garanties de sécurité. »
Cinquième erreur, militaire : l'idée, peu réaliste, d'une force de maintien de la paix européenne
C'est le dernier leurre en date : le déploiement d'une force européenne capable de garantir cet accord. Une demande ukrainienne soutenue par Paris et Londres, qui se heurte à deux solides difficultés. L'une est politique : comment convaincre les Russes de voir déployer à leurs frontières une force issue de pays de l'Alliance atlantique ? Alors que la Russie ne veut pas l'ombre de l'OTAN à ses portes (cf. ci-dessus).
Comment déployer en pratique une telle force, sans les Américains — le secrétaire à la Défense US, Pete Hegseth, ayant exclu tout engagement US — et le faire de façon intensive, avec des risques notables de pertes, sur un temps long ? Des difficultés sans réponse (lire article séparé : [Analyse] Une force européenne, quelle force ?).
Des Européens condamnés à payer ?
Les Européens ne restent cependant pas sans ressources. Ce qui parait d'ailleurs être aujourd'hui le seul rôle que les États-Unis de Donald Trump reconnaissent à l'Union européenne : assumer la charge financière, matérielle et humaine de la reconstruction de l'Ukraine et son soutien militaire.
Le démantèlement des sanctions ?
Le prix à payer pourrait aussi passer par le démantèlement de tout ou d'une moins d'une partie notable du dispositif de sanctions, patiemment élaboré ces trois dernières années. En particulier le dégel des avoirs publics russes immobilisés dans les banques européennes. Une revendication que les Russes pourraient mettre dans la balance d'un accord (6).
Quid du remboursement du prêt à l'Ukraine
Ce qui aurait une conséquence en cascade. Moins d'avoirs gelés = moins de revenus exceptionnels = pas de remboursement des prêts à l'Ukraine. À moins de faire un nouvel emprunt ! C'est la nouvelle donne à laquelle les Européens devraient se préparer. Plutôt qu'à une éventuelle force militaire in-déployable.
(Nicolas Gros-Verheyde)
- Côté américain, l'équipe de négociation est placée sous la houlette du secrétaire d'État Marco Rubio, du directeur de la CIA John Ratcliffe, du conseiller de sécurité nationale Michael Waltz, et de son envoyé spécial Steve Witkoff.
- Le chiffre exact des pertes est un secret bien gardé. En juin 2023, les Britanniques estimaient les pertes à un demi-million d'hommes au total.
- Outre la république autonome de Crimée annexée en 2014, la Russie contrôle désormais plus ou moins quatre oblasts : presque en totalité ceux du Donbass (Donetsk et Louhansk) et en grande partie ceux de Zaporijjia et Kherson, auxquels il faut ajouter quelques parcelles des oblasts de Mykolaïv et Kharkiv. Deux territoires pouvant être une monnaie d'échange...
- Une partie des pays européens, dont l'Allemagne et l'Espagne, sont opposés à toute adhésion. Les USA également. Le nouveau secrétaire US à la Défense, Pete Hegseth, a dit tout haut et clairement ce que l'administration Biden pensait tout bas. Lire : [Verbatim] Aux Européens d’assumer la défense conventionnelle du continent et le soutien à l’Ukraine
- Le rôle de représentation extérieure reviendra plutôt au président du Conseil européen, le Portugais Antonio Costa, autrement plus expérimenté et que l'Estonienne. Lire aussi : [Analyse] Kaja Kallas est-elle la bonne personne à la bonne place pour l’Europe en 2025 ?
- L'éventualité d'une confiscation de tous les avoirs, annoncée par quelques responsables européens, est un véritable chiffon rouge pour Moscou.
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Ajout du paragraphe sur la première rencontre prévue à Munich - encadré séparé de l'article principe pour plus de clarté.