« Au Sahel, je trouve l’Europe un peu longue à se mettre en branle » (général Lecointre)
(B2 à Paris) Le Levant (Irak), le Golfe et le détroit d'Ormuz, la Centrafrique et le Sahel... Le chef d’état-major des armées (CEMA) français, François Lecointre, a fait ce mercredi (22 janvier), devant quelques journalistes (1), dont B2, le tour des théâtres d’opérations où sont engagés les Français. Les Européens sont là souvent. Mais pas de manière aussi engagée que le souhaiterait la France
Sahel : l’Europe se fait attendre
Besoin d’Europe
Au Sahel, le général Lecointre regrette un investissement insuffisant de la part des alliés. « Nos partenaires européens sont prêts à s’engager plus, notamment dans la formation », admet-il. « Mais je trouve que l’Europe est un peu longue à se mettre en branle. » Il y a sept mois, lui et ses homologues britannique et allemand, les généraux Nick Carter et Eberhard Zorn, écrivaient à l’Union européenne pour réclamer une plus grande implication de la mission de formation de l’UE au Mali (EUTM-Mali) sur le terrain. Sans parler d’aller au combat, le CEMA français estime que les Européens pourraient s’impliquer plus fortement au profit de la reconstruction des appareils sécuritaires africains de la région : contrôle des flux financiers, suivi des ressources humaines des armées locales, accompagnement des soldats formés sur le terrain (lire : La stratégie Sahel sera actualisée, EUTM Mali approfondie et EUCAP Sahel Mali et Niger renforcées).
Renforts français à venir
Le général Lecointre va par ailleurs faire des propositions dans les jours qui viennent au président Emmanuel Macron pour que la France elle-même envoie des renforts au Sahel. En plus des 4500 militaires déployés, il réclame toujours des moyens supplémentaires notamment pour combler des lacunes dans les domaines de la logistique et du renseignement.
Concentrer l’effort sur les "trois frontières"
L’armée française concentre ses efforts dans la région dite des 'trois-frontières', entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Les forces du G5 Sahel ont elles aussi été invitées à se redéployer en ce sens, avec une plus grande mobilité entre les différents fuseaux couverts et la mobilisation d’un bataillon de soldats tchadiens aux côtés des Français. C’est là que les djihadistes ont le plus de succès dans la mobilisation des populations, tout en se revendiquant de la mouvance État islamique (Daech). « Nous souhaitons aussi y engager les Européens », conclut l’officier à ce sujet. Un message qui fait écho à la déclaration de Pau (lire : Sommet de Pau : Africains et Français conviennent de travailler ensemble. Opération Barkhane et le G5 Sahel placés sous un seul commandement).
Levant : il faut sauver la coalition
Cloisonner les groupes armés terroristes
« Mon souci aujourd’hui est de continuer à préserver autant que possible le cloisonnement entre les différents théâtres d’opérations », explique le général Lecointre. Il s’inquiète des possibles échanges de savoir-faire et de moyens entre les djihadistes qui combattent sur les différents fronts au Sahel, en Afrique de l’Est ou encore au Levant. De la même manière que l’usage des engins explosifs improvisés (IED) s’est répandu depuis l’Afghanistan et l’Irak au début des années 2000 en se sophistiquant toujours plus, l’utilisation de drones commerciaux pour du renseignement tactique ou des bombardements pourrait se démocratiser sur d’autres champs de bataille que le Levant.
Assassinat de Souleimani : une erreur
Interrogé sur l’exécution du général iranien Souleimani, chef de la force Al Qods, par les Américains le 3 janvier dernier, le général Lecointre se montre mitigé : « Ce n’était pas un saint. C’était un élément déstabilisateur des Iraniens. Mais je ne pense pas que c’était une bonne idée de le tuer sur le territoire irakien car cela affaiblit la coalition. L’Irak a besoin de souveraineté. »
Le combat n’est pas terminé
« Il faut absolument que nous poursuivions la lutte contre Daech en Irak car ce n’est pas fini », assure le CEMA. Il regrette là encore qu’il n’y ait que les Français et les Britanniques qui combattent aux côtés des Américains. Sur ce théâtre, il discute également avec les Russes pour échanger du renseignement au sujet des djihadistes toujours actifs dans la poche d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie.
Golfe : la vision européenne
« La France a eu raison »
Le CEMA se félicite du positionnement adopté par Paris dans le Détroit d’Ormuz : « J’observe que la France a eu raison de prétendre qu’elle avait une solution complémentaire. » Si les Américains ont été agacés dans un premier temps de ne pas être suivis dans leur posture de pression maximale sur l’Iran, la France a pu afficher ses objectifs : garantir la liberté de circulation dans les eaux de ce secteur et proposer une politique alternative qui a pu mobiliser d’autres Européens. « Nous sommes l’allié des Américains mais avec une vision propre », résume le général Lecointre.
Mission européenne
L’officier affiche avec satisfaction cet effort collectif des alliés dans le secteur en saluant notamment les moyens fournis par les Danois et les Néerlandais, dont des frégates devraient être sur place à partir de mi-février. Des premiers éléments néerlandais sont déjà arrivés à l’état-major déployé aux Émirats Arabes Unis. La participation des autres pays européens reste incertaine à l’heure actuelle (lire aussi : La mission EMASOH portée sur les fonts baptismaux par huit États membres de l’UE. Démarrage : février).
Prudence avec la Russie
La volonté de rapprochement avec la Russie annoncée par le président français à l’été doit encore se concrétiser. Les deux chefs d'état-major (français et russe) ont déjà échangé, de façon assez directe.
Les Russes doivent faire leurs preuves, à commencer par la Centrafrique (RCA)
« La première chose que j’ai demandée au général Valeri Guerassimov (le chef de l'etat-major général des forces armées de Russie)— raconte le général Lecointre —, c’est que nous fassions du cas précis de la Centrafrique une sorte de laboratoire de la mise à l’épreuve de la bonne volonté affichée par la Russie pour être un partenaire dans la résolution de crise et non pas quelqu’un qui utilise ces crises à des fins de déstabilisation. En Centrafrique, j’attends de pouvoir mesurer réellement la bonne volonté de nos camarades russes. À ce stade, cela reste assez difficilement perceptible. »
Un rapprochement davantage prospectif qu’opérationnel, le renseignement en prime
Les différents chefs des armées (terre, air, mer), ainsi que la directrice des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), ont contacté leurs homologues russes. Difficile pour l’instant d’envisager avec la Russie des préparations opérationnelles communes. Il s’agit surtout de prospective. Des échanges plus concrets ont cependant commencé à se mettre en place au niveau renseignement, avec le sous-chef opérations de l’état-major des armées et le commandant de la direction du renseignement militaire (DRM) qui ont rencontré leurs homologues sur place. Une ligne directe entre les deux états-majors a été ouverte, qui a notamment permis à leurs deux chefs d’échanger.
(Romain Mielcarek)
(1) Rencontre organisée ce matin dans le cadre des entretiens de l’Association des journalistes de défense (AJD)