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Pas touche à mon budget. Les partisans de la défense montent au créneau en Europe et aux USA

(B2) Les besoins importants nécessités pour pallier la crise du coronavirus, que ce soit en termes sanitaires ou économiques pourraient peser sur la défense demain. C'est une crainte sérieuse Outre-Atlantique mais aussi en Europe

Un ralentissement des équipements à venir est craint par les acteurs de la défense des deux côtés de l'Atlantique (crédit : MOD UK - Archives B2)

Alerte rouge aux États-Unis

Aux États-Unis, les propos alarmistes se multiplient, au plus haut niveau du Pentagone. « Je crains que l'injection massive dans l'économie par le Congrès et l'exécutif, de près de 3000 milliards de dollars, ne nous fasse dévier de cette voie », tout comme les inquiétudes sur la croissance de la dette nationale et n'attisent « une réduction des budgets de la défense », a ainsi reconnu le ministre américain de la Défense Mark Esper lors d'un webinaire organisé mardi (5 mai) par la Brookings Institution, rapporté par le site National Defense. Et d'avertir : « Si nous voulons continuer à augmenter la préparation, faire ce changement pour mettre en œuvre la [stratégie de défense nationale], etc., nous avons besoin d'une croissance réelle annuelle de 3 à 5 % ».

Pas touche à mon budget de défense

Un point de vue relayé par des experts de think-tanks et quelques députés, appartenant à ce qu'on appelle le clan des faucons selon le journal en ligne US Politico. « Cela va absolument nuire aux plans du ministère de la défense visant à financer la stratégie de défense nationale » s'inquiète Mackenzie Eaglen (American Enterprise Institute, un think-tank conservateur). « Le véritable moteur des dépenses de défense est ce que font nos adversaires », renchérit Mike Turner, élu républicain de l'Ohio (un des principaux États industriels et berceau à Dayton d'un hub défense et aéronautique) et membre de la commission des services armés de la Chambre des représentants. « Nous avons eu un virus qui a éclaté, mais pas nécessairement de paix et de bonne volonté. [...] Je pense qu'à court terme, même si ces déficits sont paralysants, personne ne va se tourner vers le ministère de la défense pour essayer d'équilibrer le coronavirus. »

Inquiétude à l'OTAN et en Europe

Cette possible répercussion de la crise sur les budgets de défense était d'ailleurs un des points majeurs de la rituelle présentation du rapport annuel par le secrétaire général de l'Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, à la mi-mars (lire : Il faut continuer à investir dans la défense, malgré le Coronavirus, dixit Jens Stoltenberg). Et les industriels tentent de monter au créneau pour défendre leur business arguant de leur aspect moteur dans la relance de l'économie et des emplois.

Les industriels montent au créneau

Les représentants des trois branches d'industriels français, Stéphane Mayer, pour le terrestre (GICAT), Éric Trappier, pour l'aéronautique (GIFAS) et Hervé Guillou, pour le naval (GICAN), ont tous trois plaidé en ce sens lors d'une audition à l'assemblée nationale, le 23 avril dernier, alertant sur un « risque de perte de parts de marchés à l’export » pour l’industrie française de défense. Ils ont demandé non seulement la préservation des investissements prévus dans la loi de programmation militaire 2019-2025 et le maintien des dotations du Fonds européen de défense, mais aussi des mesures d’aide à court terme.

Les députés nationaux également

L’industrie de défense doit être reconnue comme « essentielle à la nation » a indiqué la présidente de la commission de la défense nationale, relayant ces doléances. Il faut se préserver de « toute tentation de réduire les investissements des Armées, non seulement au nom des intérêts de défense de la France mais aussi pour contribuer efficacement et rapidement au maintien et au développement de l'emploi » a-t-elle indiqué selon le communiqué.

Une crainte budgétaire pour 2021-2027

En Europe, la crainte est identique mais est plus sourde pour l'instant. « La défense ne doit pas être oubliée et la version révisée du cadre financier pluriannuel [pour 2021-2027] doit être l'occasion de réaffirmer l'ambition du Fonds européen de défense » viennent ainsi d'affirmer plusieurs chercheurs européens (IRIS, EUISS, Institut Royal Elcano, IAI...), dans une tribune publiée par l'ARES fin avril.

Un effet boomerang comme en 2008

Dans un parallèle avec la crise financière de 2008, ils redoutent une baisse des dépenses militaires et donc « une baisse significative des investissements » : « un tarissement des fonds de recherche et développement mettrait en péril le lancement de nouveaux programmes à un moment où l’Europe entend développer la prochaine génération d’avions de combats, de chars de combat, de frégates et d’autres capacités essentielles pour conserver une avance technologique et opérationnelle ».

Commentaire : la défense européenne en délicate posture

Si Outre-Atlantique, la pression combinée des industriels, think-tanks et législateurs pourrait temporiser une certaine baisse sur un budget national qui a d'importantes implications industrielles, on peut redouter un scénario plus noir en Europe.

Rien d'acté pour le fonds européen de défense

Le futur cadre financier pluriannuel européen pour 2021-2027 est encore loin d'être approuvé (lire : Le sommet européen spécial sur le cadre budgétaire futur (MFF) finit par un échec. 2 jours pour rien). Et le dernier chiffre attribué au fonds européen de défense de sept milliards d'euros sur sept ans (lire : MFF 2021-2027. La proposition ‘Michel’ : (un peu) décevante pour la défense), n'est pas du tout acté et encore bien provisoire. Jugé insuffisant avant la crise du coronavirus, il pourrait bien représenter un nirvana inatteignable et être revu à la baisse.

Trois hypothèses : entre le sursaut budgétaire et le rabot puissant

Au niveau budgétaire, trois hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, les États dans un sursaut européen constatent leur insuffisance pour agir de façon séparée et s'entendent sur un budget européen (vision idéale mais très optimiste). Autre hypothèse, la conjonction des États naturellement radins et des pays faisant face à des dépenses nationales considérables, et déçus de la réponse européenne, aboutit à réduire les ambitions du cadre financier pluriannuel pour 2021-2027, de façon limitée ou plus importante (vision pessimiste). Dernière hypothèse, les divisions nationales sont accrues, encore plus qu'avant la crise, les États n'arrivent pas à se mettre d'accord, et le cadre financier pluriannuel actuel est reconduit en l'état (vision prudente).

Une défense européenne qui peine à prouver son efficacité

Dans tous les cas, la justification d'un fonds européen de défense, face aux autres besoins constatés (santé publique, économie, ...) pourrait bien être plus difficile à tenir. La défense européenne est placée aujourd'hui dans un dilemme imprenable : elle n'a pas encore prouvé réellement son effectivité. Les projets capacitaires menés depuis 2010, au sein de l'agence européenne de la défense comme dans le cadre de la PESCO (lire : Seul un tiers des projets de la PESCO pourrait aboutir. Les autres encore au stade biberon voire morts-nés), soit n'ont pas été menés à terme, soit paraissent déconnectés de la réalité des lacunes réelles des armées européennes ou trop peu visibles ou importants pour avoir un effet notable.

Une capacité de réaction (très) faible

Les projets réussis (EATC, Airbus A400M...) l'ont souvent été hors d'un cadre européen propre. Quant à ses capacités opérationnelles, elles restent très limitées et n'ont pas vraiment été mises en valeur lors de la crise du coronavirus. Il faudra davantage qu'une tribune et une opinion publique secouée par la récente crise pour leur faire prendre conscience de consacrer sept milliards d'euros à la défense européenne, plutôt qu'à la santé publique... La tendance au dispersement des projets, sans réel impact stratégique, et l'absence de volonté des États membres de s'attaquer réellement aux défaillances constatées, sont un défaut récurrent de la défense européenne. Sauf à espérer une nouvelle crise, qui ramène le curseur vers les intérêts stratégiques.

(Nicolas Gros-Verheyde, avec Emmanuelle Stroesser)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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