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(photo : Rheinmetall)
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[Analyse] Le semi-échec du plan européen de livraison de munitions lourdes à l’Ukraine

(B2) L'objectif de livrer un million de munitions lourdes à l'Ukraine ne sera pas atteint. Il faut le reconnaitre. Les Européens n'ont pas été capables de tenir l'engagement qu'ils avaient pris envers Kiev. Un revers stratégique lourd de conséquences.

(photo : Rheinmetall)

Promis dur comme fer

Les Européens avaient promis en mars 2023 de livrer d'ici un an à l'Ukraine un million de munitions lourdes — tous calibres confondus (152 ou 155 mm surtout) et des missiles. Un chiffre mis un peu au "doigt mouillé", sans savoir si vraiment on pouvait tenir cet engagement. Mais qui n'était pas incongru. Il correspondait à un besoin très concret des Ukrainiens et à un effort concerté avec les autres Alliés (Américains, Britanniques, etc.). Une promesse inscrite noir sur blanc dans une déclaration des 27 confirmée dans un règlement européen, mentionnant clairement l'urgence de la situation.

Une urgence notable

« Compte tenu de la situation en Ukraine et des besoins urgents de ce pays en matière de défense, et notamment en munitions, le Conseil a convenu, le 20 mars 2023, d’une approche à trois niveaux visant à fournir à l’Ukraine un million d’obus d’artillerie dans le cadre d’un effort conjoint au cours des douze prochains mois. Il est convenu de livrer d’urgence à l’Ukraine des munitions sol-sol et des munitions d’artillerie ainsi que, si une demande est présentée dans ce sens, des missiles provenant des stocks existants ou du réagencement des priorités des commandes existantes » rappelle le règlement ASAP.

Un an plus tard... 

Le compte n'y est pas. Et loin de là ! Selon les propres chiffres donnés par le Haut représentant lors de l'informelle Défense ce mercredi (31 janvier) à Bruxelles. En novembre, on était à environ 300.000 munitions livrées (lire : ce qu'il faut retenir du Conseil Affaires étrangères), 330.000 aujourd'hui selon Josep Borrell le Haut représentant de l'UE. Et un peu moins de 200.000 munitions supplémentaires seraient fournies d'ici mars. Soit environ 520.000 au printemps. D'ici la fin de l'année, promis juré, on atteindra le fameux million de munitions. Environ 630.000 munitions sont en effet prévues selon les contrats de production et annoncées pour les neuf mois à venir. Bref, l'honneur serait sauf (1).

Un rythme de livraison en augmentation, mais toujours insuffisant

Mais cette ritournelle ne résiste pas à la notion mathématique. Si nous prenons un ratio de livraison mensuel, le rythme d'aujourd'hui de 33.000 munitions par mois monterait à 43.000 par mois en moyenne au printemps et 70.000 par mois d'ici la fin de l'année. Ce qui signifie que nous serons toujours à 840.000 munitions en rythme annuel à la fin de l'année. La promesse d'un million de munitions par an ne sera atteint qu'à la mi-2025. Soit avec un an de retard ! Crucial en temps de guerre.

Insuffisant pour faire face

Entretemps, l'Ukraine aura dû subir au moins deux offensives : celles de la fin de l'hiver - printemps, et celle de l'été - automne. Périodes propices à une consommation extrême de munitions de gros calibres. Si la consommation des forces est de l'ordre du secret défense, la "norme" indiquée par l'Ukraine est une consommation d'environ 2000 les jours calmes jusqu'à 7-10.000 obus les jours moins calmes. Les Russes pouvant, eux, monter à une capacité de 10-20.000 par jour. C'est-à-dire qu'en 2024, la dotation mensuelle européenne permettra seulement de tenir en période calme. Elle ne permettra pas de durer plus de quelques jours avec une offensive rude ! On est loin de l'engagement européen à soutenir de façon décisive. Autant dire que si Kiev ne compte que sur les Européens, la défaite est assurée.

Des Européens incapables de pallier une défaillance US...

Certes, l'Union européenne n'est pas la seule à pourvoir l'Ukraine en munitions. Outre les États-Unis, c'est le cas du Royaume-Uni, de la Norvège et du Canada notamment (au sein de l'OTAN) et d'autres partenaires (Australie, Nouvelle-Zélande, Japon). Mais si l'effort américain ralentit encore (ce qui n'est pas une simple hypothèse théorique), la réalité apparait crûment : les Européens (Britanniques compris) sont incapables de prendre le relais. La fameuse « économie de guerre » promise par plusieurs responsables (Emmanuel Macron en tête) n'est pas au rendez-vous. Loin de là.

Et de basculer dans l'économie de guerre

C'est justement à cette incapacité à basculer dans une « économie de guerre » que l'on doit ce résultat désastreux. Réorienter la production et accroître les capacités de production auraient permis depuis deux ans d'engager la reconstitution des stocks et de livrer davantage de munitions et d'équipements aux forces ukrainiennes. Mais les États membres et les industriels ont, pour la plupart, préféré continuer à servir leurs clients à l'export en priorité. En 2023, 40% de la production industrielle de défense a été exportée vers des pays tiers et une dizaine d'États, dont la France et l'Allemagne, se sont opposés aux commandes prioritaires de munitions et missiles que la Commission voulait introduire dans la réglementation européenne. Ils ont fait le choix des bénéfices industriels à court terme au détriment des intérêts stratégiques à long terme.

Une grave erreur stratégique

Cet échec n'est pas anodin. En ayant promis un million d'obus à l'Ukraine d'ici le printemps 2024, les Européens adressaient par-delà de leurs opinions publiques, un message implicite au Kremlin. Les Européens sont là, non pas seulement en paroles (ou par le biais des sanctions économiques), mais bien présents pour former les soldats ukrainiens, les armer et fournir aux forces ukrainiennes de quoi répliquer à l'offensive russe.

Un chiffre au doigt mouillé justifié

Malgré l'apparence, ce chiffre de un million n'était pas choisi au hasard. Il permettait avec les autres alliés (chacun un million d'obus) d'assurer la durabilité de la réponse ukrainienne face aux forces russes. En atteignant cet objectif qu'à moitié, les Européens offrent non seulement aux Russes une possibilité de victoire. Mais c'est aussi un message politique : allez y ! Go West ! Nous n'avons pas les moyens de faire davantage. Dangereux, très dangereux !

(Nicolas Gros-Verheyde, avec Olivier Jehin)


Une production qui accélère... pour l'export

Du côté production, cela s'améliore à écouter Thierry Breton, le commissaire chargé de l'Industrie et de la Défense : la capacité de production a augmenté de 30% au sein de l'Union européenne. D'un million au printemps (en rythme annuel), la production devait passer ainsi à 1,4 million de munitions (en rythme annuel) d'ici la fin de l'année.

Mais attention à la confusion. Ce chiffre ne cible pas uniquement les livraisons à l'Ukraine. C'est une capacité industrielle qui permet de remplir trois objectifs : recompléter les stocks des armées européennes (un peu vidés), fournir les contrats à l'export (avec une demande en hausse au niveau mondial) et livrer à l'Ukraine.

Deux problèmes importants demeurent.

D'une part, malgré tous les efforts des uns et des autres, un cercle vicieux n'a pas vraiment été rompu : les industriels attendent les commandes fermes et sur un long laps de temps pour augmenter la production de façon durable ; les États attendent l'augmentation de la production pour placer des commandes.

D'autre part, la re-priorisation des contrats à l'exportation n'est pas réglée. Les industriels le disent : ils ne peuvent faire l'impasse sur ce qui constitue un des points d'équilibre économique de leur industrie. Ils ne peuvent pas non plus revenir sur des contrats signés et enregistrés, sauf à verser une "amende" pour retard, voire risquer la rupture du contrat pour défaillance. Aucun État ne s'est ainsi engagé (et donc l'Union européenne) pour assurer la préemption des productions de ces entreprises qui restent privées.


  1. À condition d'y croire. Aucun élément objectif ne vient en effet étayer ces chiffres. Les autorités européennes, ont d'ailleurs fait tourné au maximum leurs calculettes et demandé aux États membres de réévaluer leurs chiffres. Histoire d'éviter une humiliation collective.

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Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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