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(Photo : DICOD / Défense FR)
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[Exclusif] Créer un fonds spécial dédié à la défense européenne ? Une idée à creuser

(B2) Entre une facilité européenne pour la paix coincée par les difficultés allemandes et un budget étriqué au niveau communautaire, une troisième voie pourrait se dessiner pour soutenir la remontée en puissance de l'industrie de la défense européenne. Analyse puisée aux meilleures sources.

La défense est désormais une claire priorité européenne. Le lancement de la campagne de la présidente Ursula von der Leyen et du PPE ne laisse aucun doute (lire : [Actualité] Un commissaire défense dans la prochaine Commission ? La campagne est lancée). Les prises de parole de différents chefs d'État et de gouvernement non plus (lire : [Actualité] L’Union doit en faire plus pour sa sécurité et sa défense, disent les Vingt-sept). La stratégie conjointe que doivent présenter la Commission européenne et le Haut représentante le 5 mars prochain devrait ainsi cadrer la réflexion pour les années à venir (lire : [Décryptage] Les premières pistes de la future stratégie industrielle de défense s’esquissent). Des idées novatrices pourraient surgir.

Une faiblesse budgétaire

L'ajout de 1,5 milliard € de crédits pour la défense décidé par les 27 dans le cadre de la révision du cadre financier pluriannuel (MFF) ne suffira pas vraiment à doper l'industrie de la défense avec des acquisitions en commun. Cela équivaut en effet à juste 500 millions € par an jusqu'en 2027. Soit à peine plus que l'EDIRPA.

Augmenter ce budget à trois milliards € sur la période (soit un milliard € par an), l'ambition du commissaire Thierry Breton, parait compliquée aujourd'hui. Au sein même du budget communautaire, les marges de manœuvre sont étroites. Il est exclu également de demander aux États membres une nouvelle rallonge. La dernière discussion au Conseil européen a prouvé la difficulté de l'exercice (lire : [Actualité] Accord à 27 sur le coup de pouce budgétaire pour la défense et l’Ukraine).

Quant au projet d'investir 100 milliards €, via des eurobonds, l'idée mérite d'être étudiée. Mais l'ambiance ne semble pas propice aujourd'hui à un grand emprunt pour la défense. C'est une option davantage pour le moyen terme.

Une évolution sous la contrainte

L'équation est aujourd'hui claire : soit on saupoudre un peu d'argent communautaire sur quelques projets d'acquisition pour inciter des achats en commun en attendant le nouveau cadre financier pluriannuel (en 2028), soit on trouve une autre solution. Tout plaide en faveur de cette deuxième option. Attendre 2028 au rythme actuel des mouvements planétaires est quasiment impossible.

L'offensive russe en Ukraine qui accentue sa pression, la montée en puissance de l'appareil industriel russe (avec l'aide de l'Iran et la Corée du Nord), le pivot vers l'Asie des États-Unis inéluctable, et un Donald Trump assez prévisible dans sa volonté de faire pression sur les Européens, sont un véritable « game changer » pour les 27. Sauf à renoncer à l'ambition d'avoir une Europe qui joue un rôle sur la scène mondiale.

Créer un fonds de souveraineté pour la défense européenne

L'instrument de la facilité européenne pour la paix n'a pas été conçu vraiment pour faciliter les acquisitions en commun. Les discussions en cours montrent les limites de l'outil (lire : [Analyse B2] Ce qui bloque, ce qui passe, compromis possibles). D'une part, si une rallonge de quelques milliards d'euros pourrait finalement être accordée, la renouveler dans un an sera compliquée. D'autre part, le principe de réserver la Facilité pour les achats en commun destinés à l'industrie européenne a fait long feu.

Le principe devrait rester de pouvoir déstocker, lorsque c'est encore possible, ou acheter où c'est possible, y compris dans les pays tiers. Le Haut représentant l'a affirmé clairement à l'issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères (lire : [Verbatim] Pas encore d’accord sur le fonds d’assistance à l’Ukraine). L'idée pourrait donc être de concevoir un nouvel outil calqué en quelque sorte sur la facilité européenne pour la paix, de type intergouvernemental, permettant de s'affranchir des limites budgétaires et réglementaires du « communautaire », mais dédié exclusivement à la remontée en puissance de l'appareil industriel de défense européenne.

Trois à cinq milliards d'euros par an

Ce fonds pour la défense européenne pourrait être financé principalement par les recettes dégagées des avoirs gelés publics russes. Mais il n'est pas exclu d'avoir d'autres recettes externes. La décision vient en effet d'être prise de confisquer ces revenus pour pouvoir les réutiliser (les intérêts seulement, pas le principal qui reste la propriété russe). Environ trois milliards € par an (cinq milliards dans une version optimiste) pourraient ainsi être rendus disponibles (1).

Cela permettrait d'approvisionner ce fonds de façon notable. Soit dix fois plus que le budget disponible pour le futur programme industriel pour la défense européenne (EDIP). Sans coûter un euro aux États membres. Ce qui permet au besoin d'éviter des débats avec les pays neutres (Irlande, Autriche en particulier) toujours réticents à s'engager sur une voie plus militaire.

Un outil visant le court-moyen terme

Ce fonds pourrait servir à regrouper les contrats d'achat des États membres : le fameux pool d'achat sous forme de consortium d'États membres. En complément d'un instrument communautaire de type ASAP davantage dédié à la montée en puissance de la chaine de production. Il permettrait ainsi de rompre le cercle vicieux entre une industrie qui attend des commandes massives pour ouvrir de nouvelles lignes de production et des États membres qui ne veulent pas passer commande s'ils ne sont pas sûr d'être livrés à temps. Il offrirait ainsi à l'industrie une prévisibilité plus importante.

Une ouverture à l'Ukraine

Les conditions exactes d'utilisation de ce fonds restent à fixer. Mais l'objectif serait vraiment de le profiler vers la montée en puissance de l'industrie européenne, grâce à des acquisitions en commun. Le rôle de l'agence européenne de défense (EDA), de nature intergouvernementale, pourrait être plus facilement inséré dans ce fonds. Tout comme les autres instruments de planification (CARD, CDP côté UE, NDPP côté Otan) qui ne peuvent pas être communautarisés à court terme (la plupart des États membres redoutent toute immixtion du communautaire dans ce cadre).

Enfin, l'incorporation de l'Ukraine dans les destinataires de ce fonds — comme l'a explicité la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, à plusieurs reprises (lire : [Verbatim] L’Ukraine sera associée aux programmes européens de défense) — serait facilitée, permettant non seulement d'aider les entreprises de l'Union européenne, mais aussi l'implantation de celles-ci en Ukraine, des joint-ventures, voire des entreprises purement ukrainiennes. Une option défendue par Paris et Berlin notamment, et plusieurs autres capitales.

Un atout pour la stratégie européenne ?

Reste à trouver le mode de gestion : mixte (Commission européenne et États membres) ou purement intergouvernemental (États membres seuls). L'idée mérite d'être travaillée et pourrait prendre place au sein de la future stratégie pour l'industrie de la défense européenne que doit présenter la Commission européenne le 5 mars prochain.

Une priorité hongroise et polonaise

Cette proposition arriverait à point nommé dans le cycle des présidences tournantes. Le gouvernement hongrois qui prend les rênes de la présidence du Conseil en juillet a la volonté d'investir dans l'industrie européenne de la Défense. Il l'a d'ailleurs prouvé non seulement en paroles, mais en actes.

La Hongrie a souvent privilégié l'achat auprès d'industriels européen (Airbus, Rheinmetall, etc.) pour moderniser son armée. Une exception notable dans les pays d'Europe de l'Est. Viktor Orban l'a affirmé à plusieurs reprises, publiquement ou dans des entretiens avec les dirigeants européens, notamment des institutions. Reste le Nem hongrois sur la destination de ce renforcement à Ukraine.

Quant à la Pologne, qui prend le relais au premier semestre 2025, la volonté européenne du nouveau gouvernement polonais de Donald Tusk ne laisse à la fois aucun doute sur sa volonté de renforcer la défense (notamment européenne) comme d'aider l'Ukraine.

(Nicolas Gros-Verheyde)

Lire aussi : [Décryptage] Les premières pistes de la future stratégie industrielle de défense s’esquissent. Une consultation au pas de charge

  1. Dédier ces revenus à la reconstruction est une idée mise sur la table. Mais une fausse bonne idée, selon les informations qui remontent à B2. D'une part, cette manne ne suffira pas face aux besoins (environ 500 milliards d'euros). D'autre part, l'urgence aujourd'hui ne semble pas être à la reconstruction, mais bien à permettre à l'Ukraine d'avoir les moyens de résister. De plus, débloquer des financements pour la reconstruction, au niveau des États membres ou des pays tiers, parait plus facile que débloquer de l'argent pour le soutien militaire. L'exemple du Japon le montre. Tandis que la facilité (civile) pour l'Ukraine pourrait y contribuer aussi en partie.

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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