Le général Graziano, encyclopédie vivante de la défense européenne
(B2) Le général Claudio Graziano est le militaire le plus haut gradé de l'Union européenne. Son travail : conseiller au mieux le milieu de la défense européenne. Il fallait bien quelqu'un qui en a vu des vertes et des pas mûres avant de débarquer à Bruxelles, pour faire ce job et tenter de se frotter aux égos des 27 États membres
Le mandat du général italien Claudio Graziano - président du comité militaire de l'UE - a été prolongé de six mois, jusqu'au 31 mai 2022. Officiellement, il devait se terminer le 6 novembre 2021. Dès le 1er juin 2022, le flambeau sera repris par le général autrichien Robert Brieger.
Un militaire tombé dedans quand il était petit
Le général Claudio Graziano est dans le militaire depuis 49 ans. Plus précisément depuis le 22 octobre 1972. Quel en est son souvenir aujourd'hui ? « L'Académie a changé ma vie ! », répond l'homme, fier. Depuis, il en a fait et vu. Aujourd'hui, il est le président du Comité militaire de l'Union européenne (CMUE), et dirige ainsi les actions militaires de l'Union européenne. Il porte donc deux casquettes : porte-parole des 27 chefs d'État major des armées (CHODs), c'est-à-dire « rassembler les conseils militaires des 27 pour les donner aux politiques », et conseiller du Haut représentant de l'UE « pour tout ce qui concerne la sécurité et la défense ».
« Je n'aurais jamais pensé faire tout ce que j'ai fait lorsque j'étais un cadet à l'Académie ! », se surprend-il lui-même. Son grand-père était fermier dans le Piémont et son père travaillait pour les chemins de fer. Aux premiers abords, rien ne le prédestinait donc à une carrière de militaire. C'était sans compter sur leurs histoires ; ses parents avaient fait la guerre, et il en a retenu « un sentiment positif, car nous ne parlions pas de la guerre, mais de la fraternité dans les armes, de la solidarité », raconte-il. Le jeune Claudio habitait alors dans les Alpes, « entouré de la culture des Chasseurs Alpins », et s'est plongé dans des lectures sur leur travail. C'est cela qu'il l'a influencé.
Il a tout vu, tout vécu
Celui qui est devenu le général Graziano a traversé « tous les changements majeurs après la Seconde Guerre mondiale » au cours de sa carrière. Installé confortablement dans un fauteuil en velours d'un grand hôtel, l'Italien raconte. Il se souvient de la Guerre froide, la chute du Mur de Berlin, la création du Pacte de Varsovie — l'ancienne alliance militaire des pays d'Europe de l'Est et de l'URSS —, des premières opérations de soutien de la paix, des opérations dans les Balkans, en Irak, en Afghanistan, au Liban, en Afrique... Il a toujours eu la « chance d'être toujours à l'endroit où le changement se produisait ».
Il a vu le shift des politiques européennes & américaines
Le basculement paix/guerre des États-Unis
En 2001, Claudio Graziano était attaché militaire à l'ambassade d'Italie à Washington DC. C'est l'année de l'attentat contre les tours jumelles à New York, le 11 septembre. À l'heure du drame il était assis dans son bureau, à Washington. Il se souvient du « basculement des États-Unis, d'un pays en paix à un pays en guerre ». Le '9.11' a « changé l'histoire du monde ». En Europe, le grand tournant, s'était opéré selon lui lors de la chute du Mur de Berlin. Avant, « il y avait les deux superpuissances et la balance des pouvoirs faisait qu'il était pratiquement impossible de lancer des opérations ».
La théorie des cycles de 10 ans
Pour lui, le monde fonctionne de manière cyclique. Tous les 10 ans, un événement rebat les cartes de la sécurité mondiale. Après 2001, est venu 2011. Les Printemps arabes ont été « peut-être encore plus importants » que le '9.11'. « Il y a eu [les révolutions], en Tunisie, en Égypte, l'opération de l'OTAN Unified protector en Libye ». Après Unified protector, « il est devenu impossible » de lancer des opérations au Conseil de sécurité des Nations unies. La guerre contre le terrorisme en Irak et Syrie a été dirigée par une coalition de volontaires, alors que « dix ans plus tôt, elle aurait été dirigée par l'OTAN, chose maintenant impossible ». À ce moment-là, l'OTAN avait « pratiquement déclaré que la menace de la Russie était dépassée, et avait changé complètement son attitude, avant de faire volte-face », rappelle-t-il.
L'année 2020/2021 confirme sa théorie. Le général Graziano cite, pêle-mêle, « les nouvelles activités en Syrie, le déploiement des forces turques en Libye, le [conflit au] Haut-Karabakh, la [mobilisation des troupes] en Ukraine, [les évènements pro-démocratie en] Biélorussie, le retrait des troupes alliées d'Afghanistan, l'aggravation de la situation au Sahel, la crise au Mozambique, la pandémie de Covid-19 ». Si ce n'avait pas été la pandémie, il y aurait eu autre chose « qui nous aurait probablement fait changer d'attitude et montrer que nous avons besoin de travailler davantage ensemble ».
Le monde est plus dangereux
Alors, le monde est-il vraiment de plus en plus dangereux ? « Oui ». « Il n'y a jamais eu autant de nations qui agissent hors du cadre des règles internationales. Avec comme exemple la Russie et la Turquie. Ce sera bientôt aussi le cas de la Chine », analyse-t-il. Il estime que c'est sa « responsabilité » d'attirer l'attention des chefs d'état majors, des ministres et de l'opinion publique sur ce fait.
La nouvelle menace : la technologie
Face à ce constat, « l'Union européenne doit se trouver un avenir dans la défense et la sécurité, pour faire face aux menaces directes », juge-t-il. « En ce moment, les menaces viennent principalement du sud de la Méditerranée, d'Afrique, mais aussi des technologies ». Alors que « pendant la Guerre froide, personne ne questionnait la supériorité technologique des Occidentaux, ce ne sera bientôt probablement plus le cas ». Autre menace : le terrorisme, dont « la propagation doit encore être comprise » car les groupes terroristes ont des capacités de contrôle (de territoires, d'entreprises) de plus en plus importantes. Il existe pour lui un « triangle d'instabilité » entre les États faillis, le terrorisme et la migration illégale.
Une expérience qui assoit sa crédibilité
Toute son expérience le sert à son avantage dans son nouveau travail. Quand il prend la parole, il a le « respect » de ses acolytes, lui qui a été « si souvent sur le terrain ». Après son passage par l'académie militaire, où « il traitait avec ses pairs », et entrecoupant sa longue carrière dans les troupes des Chasseurs Alpins, s'est installée une succession d'expériences internationales (cf. encadré).
Surpris de l'organisation de l'UE
Ce qui l'a surpris à son arrivée à Bruxelles : « apprendre » comment les organisations européennes fonctionnent ! C'est-à-dire, explique-t-il, que le travail de la Commission, du Conseil, du Parlement sont « extrêmement liés, et la composante militaire est relativement nouvelle. Il faut comprendre comment utiliser le conseil militaire ». Cela contraste avec l'OTAN, où la composante militaire « est déjà très bien installée, parce que l'OTAN est une organisation militaire ».
Dans le futur, le président du Comité militaire pourrait avoir une relation « plus formelle » avec les différentes institutions. « Fournir le conseil militaire est mon devoir, mais il existe aussi un devoir de le recevoir. Après, les politiques peuvent suivre les conseils ou non », pose-t-il. « Mais Rome n'a pas été construite en un jour ! L'Union européenne a déjà fait beaucoup de progrès sur la culture de la défense et ce travail continue », tempère-t-il, avec l'optimiste qui le caractérise.
Un homme de terrain à jamais
Désormais, même si le général fait régulièrement la tournée des missions, des opérations et des capitales européennes, le travail de terrain lui manque « chaque jour qui passe ». On entendrait presque des trémolos dans sa voix. Pour s'en remettre, « je pense à ces moments [abordés ici] en Afghanistan, aux personnes que l'on a perdu, au Mozambique... ». « Et je suis prêt à y retourner demain ! », assure-t-il. L'homme nous quitte, levant encore une fois la voix pour assurer qu'il aura « absolument » encore l'énergie après son mandat, « toujours ! ». Il part sur ces mots : « Never surrender ! ». Dicton militaire, qu'il a fait valoir autant sur le terrain aux quatre coins du monde, qu'aujourd'hui depuis ses bureaux à Bruxelles.
(Propos recueillis par Aurélie Pugnet)
Expériences internationales
Le général Claudio Graziano a fait partie d'une composante de réaction rapide de l'OTAN en Norvège et au Danemark, qui devait être en capacité de tenir le front pendant 72 heures en attendant le déploiement des forces américaines face à une potentielle invasion de l'Union soviétique. Avec les Nations unies (UNOMOZ), il a été par deux fois officier commandant du bataillon italien (1992-1993) dans le couloir de Biera au Mozambique, pour assurer la protection des voies de communications. En 2001, direction Washington, comme attaché militaire. Puis, l'Afghanistan où il est général commandant de la Kabul Multi-National Brigade de la Force internationale d'assistance à la sécurité de l'OTAN (2005-2006). Au Liban, il est Chef de la mission/commandant de la force de la Force intérimaire des Nations unies (UNIFIL) pendant trois ans (2007-2009). Il est de retour en Italie en 2010 et 2011, comme chef du cabinet du ministre de la Défense, avant de devenir chef d'Etat major de l'armée italienne. De 2015 à 2018, il sert son pays en tant que chef de l'Etat major de la défense des forces italiennes. La similarité entre tous ces endroits ? « Les soldats restent des soldats ».
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