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Présidence française de l’Union européenne : comment se préparent les diplomates à Bruxelles ?

(B2) À presque deux mois de la prise de fonction de la présidence française de l’Union européenne, nous avons choisi de vous montrer l’envers du décor, souvent méconnu… Dans les couloirs de la représentation permanente de la France auprès de l’UE, avec son chef

Les diplomates français se préparent à quelques nuits blanches au Conseil (© NGV / B2)
  • Une présidence de l’Union européenne est souvent un moment clé dans la vie politique nationale. Même en France, pays qui a tendance à sous-estimer cet événement.
  • C’est devenu un moment rare, qui n’intervient plus que tous les 14 ou 15 ans au rythme actuel de la rotation entre États, au lieu de 7 ou 8 ans auparavant.
  • La dernière PFUE remonte à 2008 (l’année de naissance de B2 !) sous Nicolas Sarkozy, la précédente à 2000, sous Jacques Chirac (suivie pour France-Soir/Le Matin).

Un homme roué à l’Europe aux manettes

Trois présidences au compteur

Représentant permanent à Bruxelles, Philippe Léglise-Costa a acquis une certaine expérience de la mécanique européenne. À son compteur, il a trois présidences. Fait plutôt rare. En 1995, il est conseiller Relex (Relations extérieures) à la représentation permanente de la France auprès de l’UE à Bruxelles (RP ou PermRep pour les intimes). En 2000, il est au cabinet d’Hubert Védrine, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement de cohabitation Jospin-Chirac. Moment compliqué avec la préparation du sommet de Nice notamment. En 2008 il revient à la PermRep de Bruxelles comme représentant permanent adjoint. Il supervise alors tous les dossiers ‘Marché intérieur’, de l’agriculture aux transports en passant par l’environnement l’énergie ou la pêche. Présidence intense qui a marqué les esprits.

Une fine connaissance du système européen comme français

Entre les deux, il a occupé quelques postes clés : dircab (directeur de cabinet) de Jean-Pierre Jouyet, quelques mois, alors qu’il est secrétaire d’État aux Affaires européennes en 2007-2008, conseiller Europe de François Hollande (quand il est président de la République et lorsqu’Emmanuel Macron est également conseiller), puis secrétaire général des Affaires européennes (SGAE), la cabine de pilotage de la politique européenne à Paris, à partir de 2014 jusqu’à 2017. Bref, c’est un des personnages qui connait le mieux la mécanique européenne, au sein de la structure française, tout comme à Bruxelles.

De singulières différences

De ces expériences, Léglise-Costa tire un constat… Cette présidence sera très différente des précédentes.

La perte de l’acquis

La première différence est ineffable : c’est « le temps qui s’est écoulé depuis la dernière présidence. 14 ans, c’est long ! La plupart des gens qui ont fait une présidence ne sont plus là ». Il y a une perte de l’expérience. Mais on peut le compenser. Les effectifs de base et supplémentaires de la RP ont été recrutés il y a presque un an et demi, voire deux ans. Un délai nécessaire pour « bien voir le fonctionnement des autres présidences ». Il y a eu aussi un important travail de « transmission de mémoire », avec un « très gros effort de formation en interne » et un travail avec le secrétariat du Conseil de l’UE (pour fournir les notes et documents de l’époque). « L’appropriation par chacun des dossiers est essentiel. »

Une présidence qui ne préside pas tout

La seconde différence par rapport aux présidences précédentes est la mise en place du traité de Lisbonne. « C’est la première fois que la France préside, sans exercer la présidence du Conseil européen [assurée par Charles Michel] ni du Conseil des Affaires étrangères [assurée par Josep Borrell] », ou des ministres de l’Euro. Pour les Français au « modèle présidentiel », c’est assez anachronique. Car les principaux personnages de l’État (président de la République, ministres des Affaires étrangères ou de la Défense…) n’ont aucun rôle formel. Ils ne président pas la réunion, et n’en rendent pas compte. Certes l’influence est bien là. Mais cela demande « encore plus de synchronisation et de préparation » avec les instances européennes. « Il faut encore plus anticiper et coordonner » pour que les priorités françaises soient bien prises en compte.

Un contexte politique en changement

La présidence sera aussi le temps d’importantes évolutions politiques prévisibles : la formation d’une nouvelle coalition en Allemagne, la réorganisation du Parlement européen à mi-mandat (2), et le retard pris dans la mécanique législative habituelle. Normalement la présidence française — qui intervient à mi-législature — aurait dû être celle des décisions, où s’engagent certains trilogues. La crise du Covid-19 et le retard pris pour définir le cadre budgétaire pluriannuel (le MFF en jargon bruxellois) et les plans de relance pour la période 2021-2027 en ont décidé autrement.

Un effet retard sur la mécanique européenne

Tout a été retardé. La Commission européenne n’a pas présenté comme prévu ses propositions législatives. Elle ne commence à le faire que maintenant. Et encore ! La présidence allemande avait dû réorienter au dernier moment toutes ses priorités, en se concentrant sur l’essentiel, notamment ce fameux MFF. Normalement elle aurait dû démarrer un cycle, en ouvrant les projets, auxquels la France aurait donné sinon la touche finale, du moins l’impulsion décisive. Impossible de faire comme espéré. « Il y aura beaucoup de dossiers sur la table, mais peut-être pas tous mûrs. »

La gestion délicate des élections

Enfin le contexte électoral français (élections présidentielles en avril, nouveau gouvernement en mai, élections législatives en juin) sont un autre élément à prendre en compte (lire : La présidence française de l’UE percutée de plein fouet par un accident électoral). De fait, la présidence va se diviser en trois phases : une phase intense, très politique, au premier trimestre, avec toutes les réunions informelles, les événements de la présidence. Suivie d’une phase intermédiaire (en avril-mai) durant la campagne électorale. Terminée par une dernière phase de conclusion, politique (mai-juin). Parmi les diplomates français à Bruxelles, chacun en est bien conscient : nombre de sujets débattus dans la ‘bulle européenne’ « peuvent très vite devenir des enjeux électoraux ». Même les plus techniques (3).

La sacro-sainte impartialité de la présidence

Or c’est une tradition européenne. Une présidence de l’UE est là pour rechercher l’accord des autres États membres et faire avancer les dossiers. « La présidence française devra être professionnelle et impartiale. C’est le métier de base d’une présidence. » Cela exige d’autant plus une « préparation extrêmement soigneuse »… en amont. Il faut « bien gérer les dossiers, bien les connaitre, internaliser les positions nationales. Elles doivent avoir été anticipées » pour éviter de polluer la présidence. « Il ne faut pas durant la présidence devoir défendre ce dossier. » Autrement dit être à la fois arbitre et partie.

Les épées de Damoclès qui pèsent

La présidence française devra aussi faire à face des inconnues.

L’incertitude de l’épidémie

Première inconnue et de taille : quel jeu va jouer le virus du Covid-19 ? Le scénario de base (scénario A) est un retour plein et entier en présentiel, avec des informelles et des évènements en France. Le scénario B serait le retour en force du virus et une reprise des vidéoconférences. Ce que chacun redoute. Cette pratique s’est imposée depuis un an et demi. Avec une exception notable : le COREPER (le comité des représentants permanents, les ambassadeurs de chaque État membre de l’UE) a continué à se réunir en présentiel autant que possible. Indispensable. Car « rien ne remplace les réunions en physique ».

La hantise de revenir à la VTC

En vidéoconférence (VTC dans l’abrégé bruxellois), « on ne négocie pas. On échange des vues. » C’est « moins satisfaisant. Il y a peu de place pour les compromis. Il y a moins de place à la dynamique collective, moins de prise à la décision. » Il n’y a pas de négociation en fait. Chacun — ministre, expert, diplomate — reste chez soi. Il entre ou sort parfois. Les ministres sont entourés de leurs conseillers et restent figés sur leurs positions souvent. « Ce n’est pas du tout pareil en termes psychologiques. Structurellement, cela éloigne les ministres les uns des autres. » Même au niveau du symbole, il y a un vide. « Une photo avec quelques petites vignettes n’est pas suffisante » pour remplacer une belle photo de famille. « La politique a besoin d’images, de symboles, de rencontres. »

L’incertitude économique

À cette incertitude sanitaire, s’ajoute une incertitude économique et sociale. On ne sait pas encore tout à fait si la relance économique sera installée, ou si la reprise actuelle est juste le rattrapage d’un an et demi d’atonie. Mais c’est surtout aux crises non prévues que la présidence doit se préparer. L’exemple même de la montée des prix de l’énergie inquiète tout le monde. NB : ce sera d’ailleurs le sujet essentiel de la discussion entre les Chefs au Conseil européen ce 21 octobre.

La présidence des imprévus

Et « Il y a toujours eu des imprévus dans une présidence » : la crise du pétrole en 2008, les attentats et la crise migratoire en 2015, etc. Sans oublier toute la dimension extérieure à l’Union européenne, au delà des frontières. Car l’Europe aujourd’hui doit gérer non seulement les crises internes, mais aussi externes. « Il y a en a de plus en plus, car le monde est de plus en plus volatile. » En 2008, il y avait eu la guerre en Géorgie, qui avait nécessité de l’improvisation. Du coup, il faut prévoir, mais pas trop. « Il faut une part d’agilité, ne pas céder à la tentation du micro-management. »

  • NB : le diplomate ne le dit pas. Mais chacun pense à la présidence tchèque de 2009 — qui avait suivi la française — considérée comme calamiteuse par tous. Le gouvernement d’alors avait voulu piloter depuis Prague la présidence. Un erreur. Après l’implosion en vol du gouvernement Topolánek, et un interlude suédois appelé à la rescousse, finalement le gouvernement technique avait mieux géré les choses (lire : Pourquoi j’ai adoré la présidence tchèque… Si, si !).

Préparation, anticipation et jonglerie

Renforts et travaux

Pour faire face à l’augmentation du travail, on a recruté, formé, structuré. La représentation permanente a aussi subi quelques travaux, pour loger tout le monde, et créé des salles de réunions. Un classique. À chaque présidence, ce bâtiment (sans grande grâce), situé place de Louvain, à quelques encablures de la Grand Place, derrière la cathédrale St Michel et Gudule, se voit transformé.

Un effectif renforcé à la représentation permanente

75 personnes ont été recrutées. En tout, la France aura 275 personnes à la représentation permanente. Un « étiage plutôt frugal par rapport à d’autres présidences ». C’est un peu plus qu’un ‘petit’ pays. Mais largement moins que l’Allemagne lors de sa dernière présidence qui avait 400 personnes dans ses bâtiments à Bruxelles. Toutefois, la différence a une explication.

Une délégation nationale silencieuse

Le pays qui a la présidence conserve en effet un représentant dans chaque groupe de travail. Délégation qui est « silencieuse », mais continue de faire le travail de suivi des dossiers. Pour la France, qui a une proximité géographique avec Bruxelles, où le trajet Paris-Bruxelles se fait dans la journée, il est plus facile d’envoyer un expert de Paris. Plus éloignée, l’Allemagne avait fait le choix de loger ‘sa délégation nationale’ à la représentation permanente.

Des évolutions importantes

Si on jette un regard par rapport à la dernière présidence de 2008, il y a des changements nets. L’effectif a augmenté mécaniquement, car « certains dossiers ont pris de l’ampleur au niveau européen. » Le département Justice Affaires intérieures a ainsi grossi — le nombre de magistrats a par exemple doublé. Autre département en croissance : la défense. « La Représentation va comprendre davantage de militaires, ce dossier ayant pris de l’importance » (4). Les questions « d’environnement et numériques également sont devenues primordiales. » « Certains métiers aussi ont grandi. » Exemple : l’équipe « réseaux sociaux » est « quasiment nouvelle. Ils n’existaient que très peu en 2008. »

Un exercice de haute précision

Ces compétences humaines sont essentielles. Car la réussite d’une présidence « ne se jauge pas au nombre de textes qui auront été approuvés, mais à la manière dont elle est capable d’ordonner les débats, de favoriser l’émergence de solutions, de consulter suffisamment chacun pour permettre une décision, sans perdre trop de temps non plus… » C’est un exercice très délicat, une horlogerie de précision.

Une bonne interaction avec toute la mécanique européenne

Cela nécessite d’avoir une bonne interaction entre les groupes de travail thématiques — qui préparent chaque dossier — le COREPER — qui arbitre —, et les ministres et parlementaires qui décident. Il faut « travailler en bonne intelligence » avec la Commission européenne, avoir « une bonne relation » avec le Parlement européen. Et on peut ajouter éviter quelque couac ou hiatus entre Paris et Bruxelles. Pas évident.

Une présidence française attendue au tournant

Au final, chacun attend la France au tournant. Car ce sera la première présidence de plein exercice normalement. Et surtout : la France est la France. Les tricolores sont connus pour être à la fois très organisés, structurés, avec une mécanique implacable du haut vers le bas. En un mot : efficace, comme me l’a confié un diplomate européen. La notion bonapartiste du système est ainsi observée avec un brin d’admiration comme d’ironie par les autres pays.

Le souvenir de 2008

Les plus expérimentés ont en mémoire la présidence de 2008. « Chaque ministre avait une feuille de route de cinq textes à aboutir. On disait il fallait trop vite. ll y avait des trilogues jusqu’à 2 heures du matin. Les parlementaires râlaient. » Les dents grinçaient (je m’en souviens) aussi dans les couloirs européens contre une présidence jugée un peu trop envahissante — Sarkozy voulait être partout — aller vite, très vite. La représentation permanente, gérée de main de maître par Pierre Sellal (main de fer dans un gant de velours) maîtrisait le champ de la discussion.

Le booster français

Mais au final, tout le monde était content, dans les couloirs du Parlement, comme de la Commission européenne. La France c’est un peu ça, confirme notre interlocuteur : « On booste le système, on énergise, il y a un esprit européen, on connait bien les procédures. » Au final, « Ça secoue. Mais en fait, ils aiment bien un peu motivés, bousculés au sens positif. »

(Nicolas Gros-Verheyde)

  1. Lire : Les grandes dates de la présidence française – 2e semestre 2000.
  2. Il est de tradition qu’à mi-législature, la présidence du Parlement change entre les deux partenaires de la majorité (S&D et PPE). Ce qui pourrait aboutir à d’autres changements en cascade. C’est souvent le moment où les groupes politiques cherchent à se renforcer, de quoi leur donner suffisamment de poids pour obtenir en vertu de la règle d’Hondt (une proportionnelle raffinée), davantage de postes (présidences de commissions, vice-présidences, etc).
  3. On se rappelle tout le débat sur le directive Services « Bolkestein » durant le référendum sur la Constitution.
  4. Lire sur la PFUE 2008 : Les « priorités Défense » de la présidence française, Hervé Morin

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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