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[Analyse] Le coup médiatique de Von der Leyen en Israël : un véritable coup de force institutionnel ?

(B2) La présidente de la Commission européenne a commis, vendredi (13 octobre), un impair politique majeur. Une faute diplomatique et une erreur institutionnelle. Mais surtout une erreur stratégique qui pourrait mettre à mal tous les efforts européens de dialogue, comme mettre en danger les diplomates européens qui pourraient devenir une cible.

Ursula von der Leyen avec Benjamin Netanyahu (Photo : Commission européenne)

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen est allée de concert, vendredi (14 octobre), avec la présidente du Parlement européen R. Metsola, en Israël afin de délivrer un message de solidarité. Intention louable a priori et qui parait cohérente avec les intérêts européens. Mais qui parait en totale contradiction avec la répartition des compétences en matière de politique étrangère et de sécurité commune au sein de l'Union européenne (lire : [Fiche-Mémo] Qui décide en matière d'action extérieure européenne ?), comme avec le principe de coopération loyale entre institutions, et surtout avec la position européenne sur le conflit Israël-Hamas.

Une question ressortant de la PESC et non de l'action extérieure

Avant toute chose, il faut rappeler que la situation en Israël après l'attaque terroriste du Hamas et la réplique enclenchée est clairement celle d'un conflit armé (la déclaration de l'état de guerre au niveau israélien est sans ambiguïté). Cela a une conséquence au niveau européen : toute position sur ce conflit ressort de la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) exclusivement, et non de l'action extérieure européenne au sens plus large.

Or, si la présidente de la Commission européenne a le pouvoir de s'exprimer sur tous les champs de la politique européenne (y compris l'action extérieure), les questions de PESC constituent une exception claire et précise, comme le stipule bien le traité sur l'UE dans ses articles 21 et suivants. Nous ne sommes pas ici dans une politique communautaire classique, mais dans une politique mêlant de façon assez subtile compétences nationales et européennes, où la présidente de la Commission européenne a peu de pouvoirs.

Une triple violation du Traité

Le soin de définir la politique étrangère appartient en effet au Conseil européen, au niveau stratégique — intérêts stratégiques de l'Union (et) orientations générales —, et au Conseil de l'UE (ministres) au niveau politique — décisions nécessaires et politique —, ainsi qu'au Haut représentant de l'UE chargé à la fois d'initier ses politiques (avec les États membres), de veiller à leur application, comme à leur bonne cohérence. C'est-à-dire de fait aux États membres. En attestent les articles 18 et 26 notamment du traité. Aucun rôle n'est dévolu spécifiquement à la Commission européenne en tant que telle.

La représentation extérieure de l'Union est dévolue à la fois au président du Conseil européen et au Haut représentant. Les traités sont aussi très clairs sur ce point (articles 15 et 18). Il est même interdit à la Commission européenne « d'assure(r) la représentation extérieure de l'Union », dans le domaine de la « politique étrangère et de sécurité commune » (alors qu'elle a sa compétence dans les autres domaines). C'est écrit noir sur blanc à l'article 17 du traité.

Au sein de la Commission européenne, ce n'est pas la présidente de la Commission qui a le soin de coordonner cette politique étrangère et de sécurité commune, c'est le Haut représentant de l'UE. Un principe acquis depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2009. Principe inscrit noir sur blanc dans le traité : le Haut représentant « veille à la cohérence de l'action extérieure de l'Union. Il est chargé, au sein de la Commission, des responsabilités qui incombent à cette dernière dans le domaine des relations extérieures et de la coordination des autres aspects de l'action extérieure de l'Union. »

Un manque de coopération

De plus, la présidente de la Commission européenne n'a reçu apparemment aucun mandat des instances européennes dotées du pouvoir de définir la politique étrangère (Conseil européen, Conseil de l'UE, Haut représentant de l'UE). Ni express, ni implicite. Même venant de la part de plusieurs États membres. Cette visite n'a d'ailleurs, semble-t-il, pas vraiment été concertée avec les autres instances européennes. Celles-ci n'ont été informées que « par la presse ou par des rumeurs internes », selon nos informations. Ce qui contrevient au minimum à la nécessaire « coopération loyale » entre les institutions.

Un positionnement ultra-israélien

Mais surtout cette visite s'accompagne d'un message délivré aux autorités israéliennes qui ne correspond absolument pas à la position européenne. Lors de la visite au Premier ministre Benjamin Netanyahu, la présidente de la Commission européenne lance : « Face à cette tragédie indescriptible, il n’y a qu’une seule réponse possible : l’Europe se tient aux côtés d’Israël. Et Israël a le droit de se défendre » (cf. déclaration). Et rien d'autre. Aucun message sur le respect nécessaire du droit international, notamment (1).

Un message très court, limpide, ferme, efficace, mais qui contrevient nettement à la position européenne. Position beaucoup plus subtile comprenant un ensemble d'éléments, mêlant la condamnation de l'attaque terroriste et le droit à la défense d'Israël, au nécessaire respect du droit international et de la protection des populations civiles (2). Position complexe pour justement tenir compte d'une situation très complexe sur le terrain, inflammatoire, où toute déclaration peut entrainer directement des conséquences concrètes sur le terrain, au plan politique comme militaire. Position définie notamment par les ministres des Affaires étrangères lors de leur réunion à Oman (lire : [Verbatim] Ce qu’il faut retenir de la réunion d’Oman).

Commentaire : une erreur stratégique

Ce message n'est pas juste une simple erreur politique. C'est une erreur stratégique. Il donne l'effet d'un blanc seing donné au gouvernement israélien, le plus extrémiste possible (3), sans aucune condition. Il laisse ainsi libre court aux accusations de double standard dont est communément l'objet l'Europe, notamment dans le monde arabe ou plus largement dans le « Global South ».

Il a provoqué une dissension comme l'Europe en avait peu connu en temps de crise (et de guerre), suscitant un étonnement (pour ne pas dire le courroux) du côté du président du Conseil européen, du Haut représentant, de quelques commissaires, mais aussi de certains États membres (Espagne, Irlande, France, etc). Courroux qui s'est exprimé de façon publique par le biais de tweets ou de briefings à la presse (cf. encadré).

Il a surtout provoqué chez plusieurs partenaires (arabes notamment) étonnement, voire émoi, exprimé dans différents entretiens avec d'autres responsables européens, notamment Charles Michel et Josep Borrell, selon nos informations. Incompréhension d'autant plus perceptible qu'elle vient après un autre quiproquo institutionnel : celui sur l'aide à la Palestine (lire : [Actualité] Cafouillage sur la suspension de l’aide aux Palestiniens (v4))

(Nicolas Gros-Verheyde)


Des réactions vives

De la Commission européenne aux États membres, en passant par le Parlement européen, les propos ne sont pas tendres envers la présidente de la Commission européenne.

Le commissaire en charge de l'aide humanitaire, le Slovène Janez Lenarčič, a rappelé très vite la règle : le droit de se défendre d'Israël ne peut s'exercer qu'en « pleine conformité avec le droit international ». Et d'ajouter : « Les civils doivent être protégés, les infrastructures civiles doivent être protégées, l'accès sûr et sans restrictions de l'aide humanitaire doit être assuré ». Un message qui rejoint celui du président du CICR, Robert Mardini, pour le moins net : les parties au conflit ne peuvent choisir - « pick and choose » - quelles règles du droit international humanitaire, elles entendent suivre (ou non), explique-t-il.

Le Haut représentant de l'Union et vice-président de la Commission européenne chargée de la politique étrangère Josep Borrell (S&D) a « averti », vendredi (14 octobre) au petit matin, que l'ordre donné par Israël d'évacuer le Nord de Gaza est « extrêmement dangereux et virtuellement impossible ». S'affirmant au passage en plein accord avec le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres.

L'Espagne par la voix de son Premier ministre Pedro Sanchez (S&D) et de son ministre des Affaires étrangères, José Manuel Albares, répète, samedi (14 octobre), cette obligation qu'a Israël de garantir la protection de la population palestinienne et l'accès aux services essentiels comme à l'aide humanitaire.

En France, au sein de la présidence de la République, c'est l'incompréhension. « Madame Von der Leyen est allée en Israël en tant que présidente de la Commission européenne et s’est exprimée en tant que telle. La position des États membres de l'Union européenne a (elle) été exprimée notamment par la voix du Conseil, en l'occurrence (du Haut représentant) J. Borrell  après le débat entre les États membres (au Conseil des ministres à Oman) », répond l'Élysée à une question de B2 samedi (14 octobre). Et notre interlocuteur d'ajouter : « Ce qui nous importe dans la phase actuelle, c’est que nous ayons une voix européenne qui soit à la fois extrêmement cohérente, extrêmement claire dans ses principes et qui surtout permette d'apporter une contribution de l'Europe en tant que telle à l'accalmie dans la région et à la construction de la paix. » Ce qui équivaut en termes diplomatiques à un clair démenti de la position d'Ursula von der Leyen.

Au Parlement européen, Nathalie Loiseau (RENEW), la présidente de la sous-commission Défense au Parlement européen, est plus directe apostrophant directement dans un tweet Ursula von der Leyen : « Vous oubliez un message important : Israël doit respecter le droit international humanitaire ». Et d'ajouter « Je ne comprends pas ce que la présidente de la Commission a à faire avec la politique étrangère de l'UE, dont elle n'a pas la charge ».

La lettre d'invitation de Charles Michel, président du Conseil européen, à une réunion extraordinaire, envoyée dimanche (15 octobre), traduit très clairement le problème posé par la position prise par la Commission européenne et appelant à clarifier la position européenne (lire : [Alerte] Israël-Palestine. Un sommet en urgence pour harmoniser la position européenne)


  1. Lors de ce déplacement, U. von der Leyen a eu des entretiens avec le président de la Knesset (Amir Ohana), avec le président Isaac Herzog et avec le Premier ministre Benjamin Netanyahu. Mais seul ce dernier donnera lieu à une déclaration de presse. Les deux présidentes se sont aussi déplacé au kibboutz de Kfar Azza et sur le site du festival de musique du kibboutz Reim (où plus de 250 corps ont été retrouvés).
  2. Une mention qui traduit le respect des obligations internationales des conventions de Genève (droit international humanitaire) et de la convention de la Haye régissant les territoires occupés.
  3. La déclaration a eu lieu non avec le président Herzog mais avec le Premier ministre B. Netanyahu, qui est critiqué en Israël pour son action contre l'état de droit.

Mis à jour pour intégrer une citation plus complète de la déclaration de Von der Leyen (et le texte complet de la déclaration)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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